L'attrait du vide

    L’air vibrait à ses oreilles et la lumière lui brûlait les yeux. Le ciel se déchira. Le bras de l’enchanteur Oshan tremblait sous l’effort. Il brandissait une pierre rouge reliée par un fin filament de magie à la fissure qui s’agitait de plus en plus.

— J’y suis presque, il ne me reste qu’à le stabiliser. Apporte-moi ce qu’il faut.

Son compagnon, le maître mage Rishivi, s’inclina rapidement avant de se hâter vers l’astronef. Au pied de la rampe, plusieurs caisses de matériel attendaient. Rishivi ouvrit l’une d’elles et en sortit un long cylindre orné de motifs complexes. Il prononça une formule en langue ancienne, une lueur bleue s’empara de l’objet.

— Que fais-tu, donc ? Je ne vais plus tenir longtemps !

— Le voilà.

Rishivi plaça le cylindre au centre d’un cercle magique tracé devant Oshan. Ce dernier déposa sa pierre au-dessus. La face supérieure de la boite parut soudainement liquide et le joyau glissa à l’intérieur jusqu’à s’y fondre.

— Par le grand Voyageur, enfin.

Oshan se massait les tempes. Au-dessus de lui, un cercle parfait marquait les contours d’un large trou dans le ciel.

— Nous avons réussi. C’est notre deuxième portail de l’année, l’académie sera impressionnée.

— Il fut bien plus aisé de le trouver que de l’ouvrir. Je crains qu’il n’ait jamais été utilisé par les nôtres ou par qui que ce soit. Qui sait ce que nous allons trouver de l’autre côté ?

— Dois-je préparer le drone ? J’ai hâte de voir ce qu’il cache.

— Pas tout de suite, j’ai besoin d’un peu de repos. Ferme donc ce portail, comme ça, on pourra vérifier si cette clé fonctionne.

Rishivi ramassa le cylindre, il prononça à nouveau la formule et la lueur s’évanouit. Le trou se referma avec un bang sonore. Quelques particules magiques crépitèrent avant de disparaître à leur tour.

— Et de onze, triompha le maître mage.

    La poitrine de l’enchanteur s’élevait doucement. Son essence, épuisée par le flux de magie qui l’avait traversé, peinait à retrouver sa vibration originelle. Le mage ne lui avait pas été d’un grand secours, Rishivi était ce que l’on appelle un éolien, un maître de l’air, mais ce portail avait été si complexe à ouvrir que seul un enchanteur comme Oshan Ranji Sundira en était capable. Ils étaient peu nombreux ceux qui, comme Oshan, savaient manier les quatre éléments, et ce mécanisme d’ouverture avait nécessité une dose adroite de chacun d’entre eux. Les enchanteurs sont loin d’égaler les maitres, mais ils ont une précision qui leur fait souvent défaut.

Le mage décida de s’occuper les mains en attendant le réveil de son associé. Il sortit le drone ainsi que sa boite de commande et son récepteur. Une à une, il vérifia la synchronisation des pierres de magie.

— Voyons ce que cette chose nous cache.

Sanglés à leur siège, les deux explorateurs se préparaient à traverser le portail. Le drone n’avait rien révélé d’alarmant et la sphère à l’autre bout semblait viable. Oshan activa la clé. Le portail s’ouvrit sans heurt, dans un profond silence. Il était si large que trois petits astronefs pouvaient avancer de front avec aisance.

— J’espère seulement qu’il ne fera pas trop froid, comme ce désert de glace où nous sommes tombés la dernière fois.

Rishivi abaissa plusieurs manettes et plaça sa main gauche sur la sphère de contrôle. Les moteurs du vaisseau vrombirent, enveloppant la coque d’énergie éolienne. Le mage faisait jouer ses doigts d’une main experte. Le vaisseau s’arracha du sol par petits bonds, comme apeuré de s’éloigner du sol avant de monter plus franchement alors que la canopée environnante s’étendit en dessous de lui. Ce biplace avait l’aspect d’un long cigare de métal aux reflets changeants au gré de la magie qui l’imprégnait. À l’avant, une large paroi translucide laissait entrevoir le pilote et son tableau de commande aux multiples manettes et lumières.

L’engin atteignit le portail. Vu d’aussi près, il émettait une lumière dorée qui semblait s’écouler depuis une lointaine source jusqu’aux rebords du trou, ignorant le haut ou le bas. Il avança encore. Tout n’était plus que lumière, mouvante, changeante. Les deux explorateurs avaient l’habitude, ils n’avaient plus le temps de s’extasier devant ce passage extraordinaire capable de relier les mondes. Une seule chose les intéressait : ce que le monde à l’autre bout pouvait apporter à l’Empire et la récompense qui suivrait.

    Ils émergèrent dans un monde bleu. Le ciel était d’un bleu pur et ce qu’ils supposaient être de l’eau s’étendait à perte de vue.

— Mon ami, je crois qu’on tient quelque chose, s’exclama Oshan.

L’enchanteur se détacha pour se rapprocher de la vitre et embrasser ce nouveau monde. Rishivi ne semblait pas partager l’enthousiasme de son compagnon. Le mage était concentré et contrôlait avec insistance certains instruments.

— Oshan, quelque chose ne va pas. Nous devrions faire demi-tour.

— Qu’est-ce qui t’inquiète tant ? Nous venons à peine d’arriver, je veux faire des mesures.

— Je me dois d’insister, les moteurs ont un problème. Quelque chose a dû se produire pendant la traversée.

— Regarde, là-bas, on dirait une côte. Posons-nous, je ferais mes mesures pendant que tu vérifieras ton moteur. Je parie que la magie de ce monde a désynchronisé une pièce ou deux.

— Tu as sans doute raison. Note notre position, je ne voudrais pas perdre ce portail et rester coincé ici.

— Attache-toi, Oshan. Je ne voudrais pas te retrouver cul par-dessus tête.

À peine, l’enchanteur avait atteint son siège que le vaisseau perdit brusquement de l’altitude. Il s’accrocha aux sangles de toutes ses forces pour ne pas rouler dans la cabine.

— Par l’éther ! jura Rishivi qui luttait pour garder le contact avec sa sphère de contrôle.

L’ovoïde fit une large embardée, son nez se dirigeait droit vers la surface bleue et liquide. Il piqua finalement vers le ciel, perturbant une nuée d’oiseaux noirs et blancs. Oshan profita d’une légère accalmie pour se glisser dans son siège.

— Rishi ! Qu’est-ce qui se passe, bon sang ?

Le mage ne répondit pas, s’échinant toujours sur ces commandes. La descente devenait moins abrupte. Le vaisseau rebondit une première fois sur le sol avant de s’immobiliser. Les deux hommes soupirèrent de concert.

— Tu vas me dire ce qu’il vient de se passer ? J’ai bien cru mourir loin de Maérïan, haleta Oshan.

— Ce qu’il s’est passé ? J’en sais rien du tout, le vaisseau ne répondait plus. On aurait dit que les moteurs crachotaient.

Le sang lui battait les tempes, il était en sueur et sentait déjà poindre la migraine.

— On aurait dû faire demi-tour, ajouta-t-il.

Le mage jeta la tête en arrière et ferma les yeux. Après un long moment de silence, Oshan détacha ses sangles et risqua un oeil au hublot.

— Au moins, on s’est posé sur la terre ferme.

— Ouais, répondit Rishivi, sans conviction.

    Rishivi murmurait devant un panneau déployé sur la paroi de l’appareil. Le visage blême, il tanguait de gauche à droit comme pris d’ivresse.

— Alors, qu’est-ce que ça dit ? On peut sortir ou pas ?

— Laisse-moi encore un peu de temps, je ne peux pas aller plus vite.

— La terre n’a pas l’air bien avenante, mais j’ai hâte de voir les trésors que cette sphère cache.

Oshan remonta le vaisseau à pas joyeux. Il sortit une première combinaison étanche qu’il vérifia en cochant une à une les lignes d’une liste accrochée à côté. Il s’était attelé à la seconde quand Rishivi referma le panneau.

— Alors ?

— Et bien, l’air de OSRM11 semble semblable au nôtre. En moins d’une journée, nous ne devrions plus sentir de différence.

— L’odeur, intervint Oshan. L’odeur est toujours différente. Quelle est ton odeur, OSRM11 ? Sérieusement, ne pourrait-on pas leur donner des noms plus sympathiques ?

— Ce n’est pas à nous d’en décider. Le classement des exosphères se fait ainsi. Un point c’est tout.

Il se massa la tempe droite.

— Je vais me reposer un peu pendant que tu sors faire tes mesures. Je dois vérifier le vaisseau au plus vite, je ne tiens pas à rester coincé ici.

Il se traina jusqu’à sa couchette, puisant dans ses dernières réserves.

    La plage de rochers s’étirait à perte de vue. Seules quelques maigres touffes d’herbes se détachaient du sol grisâtre et uniforme. Face à la plage, les montagnes escarpées exposaient leur flanc vert gris au soleil jaune de ce monde. Il en fallait plus pour décourager l’enchanteur. Oshan leva les yeux au ciel et admira le ciel d’un bleu pur. Il n’avait jamais vu un tel ciel.

Il trouva sans peine une surface plane assez grande pour son projet. Oshan inspira profondément et entama son incantation d’une voix forte et claire. Répétant inlassablement les mêmes phrases, il dessina des symboles géométriques, des runes et des formules en langue ancienne à l’aide de son bâton. C’était un bâton d’enchanteur des plus ordinaires. Il était en grande partie sculpté dans le bois et son extrémité était recouverte d’or. Traversant le métal de part en part, un trou cubique attendait patiemment qu’un catalyseur prenne place. Mais il n’en avait pas besoin pour ce qu’il était en train de faire. À mesure que le sceau apparaissait sur ce sol étranger, son visage se faisait plus dur. L’enthousiasme l’avait quitté pour laisser place à une intense concentration.

— C’est absurde, marmonna-t-il.

Le soleil solitaire était de plus en plus haut dans le ciel, mais Oshan était particulièrement sombre.

— J’ai dû rater quelque chose, je vais recommencer, continua-t-il pour lui-même.

Il chercha un nouvel endroit en observant autour de lui.

— Oshan !

Rishivi était sorti du vaisseau, il était confus.

— Oshan, répéta-t-il une fois à côté de l’enchanteur. Dis-moi que je me trompe.

— Que veux-tu dire ?

— Tes mesures, que t’ont-elles révélé ?

Oshan baissa les yeux sur son magigramme, sans dire un mot.

— Par les Quatre, c’est ce que je craignais. Tu n’as presque rien, c’est un monde stérile. Il va nous falloir des jours pour recharger les réserves d’énergies et ça serait à peine suffisant pour atteindre le portail. Autant dire qu’on risque fort de sombrer avant même se retrouver ce portail ! Et qui sait ce qu’il peut arriver entre-temps sur un monde inconnu sans moyen de transport.

— Calme-toi. J’ai peut-être fait une erreur.

— Les accumulateurs détectaient une énergie éolienne si faible que je les pensais endommagés. Je les ai changés et le résultat est resté le même. J’ai prié les Dieux pour que ce soit un simple problème d’afficheur. Je doute fort que tu aies dans le même temps fait une erreur aussi semblable. Qu’as-tu exactement découvert ?

Oshan fit quelques pas avant de s’asseoir sur un rocher.

— Comme tu l’as dit, presque rien. La magie est extrêmement faible et les forces sont étrangement équilibrées.

— Hein ?

— Parfaitement équilibré.

À l’image d’un enchanteur comme moi, pensa-t-il. Le mage avait perdu toutes ses couleurs, ses doigts s’agitaient nerveusement.

— Peu importe. En clair, cette sphère n’a rien d’intéressant en plus d’être complètement inutile.

— Arrête de paniquer. Retournons au vaisseau. On va calculer ce temps de recharge et planifier ce trajet de retour, si ça peut te rassurer.

— Oui, faisons ça. Je ne tiens pas à moisir ici.

    Des voix étrangères. Les deux hommes discutaient de leurs résultats quand des voix se firent entendre par l’écoutille entrouverte de leur vaisseau. Rishivi se raidit. Oshan, quant à lui, se leva doucement pour jeter un oeil. Trois créatures bipèdes tiraient un chariot au contenu grouillant et visqueux. Elle se tenait à l’écart, mais regardait la structure ovoïde avec beaucoup d’intérêt.

— Des locaux, dit-il tout bas sans les quitter des yeux.

— Sur cette terre stérile ? Je suis surpris que la vie y soit possible.

À cette distance, les paroles n’étaient que claquement et sifflement.

— Oshan, reste ici !

Mais l’enchanteur avait déjà posé le pied sur la rampe et s’avançait vers les indigènes. Ils reculèrent et se rapprochèrent les uns des autres. Plus aucun mot ne sortait de leur bouche. Rishivi passa la tête par l’ouverture, persuadé de voir l’enchanteur assailli d’un moment à l’autre. Oshan ne semblait pas inquiet. Les bras ouverts et arborant un large sourire, il marchait vers eux comme on le fait avec de vieux amis. Il n’émanait d’eux aucune hostilité. Vêtues d’un simple pagne et de sandales tressées, ses créatures étaient vraisemblablement de simples ouvriers, de paysans, ou l’équivalent dans leur culture. Il n’était qu’un enchanteur, mais c’était une condition bien supérieure à la leur. Ils étaient maintenant assez près pour voir leurs yeux écarquillés devant sa personne. L’un d’eux se jeta au sol devant Oshan et s’allongea sur le ventre, face contre terre. Les autres ne tardèrent pas à le suivre. L’enchanteur était en extase.

— Ils me prennent pour une puissance supérieure, souffla-t-il. Ils sont peut-être plus perspicaces que je ne le pensais.

— Mais que font-ils ?

Rishivi s’était glissé derrière lui, un pistolet dans la main.

— Ils honorent mon exceptionnelle essence, contrairement à tes semblables.

Les créatures relevèrent brièvement la tête puis rampèrent pour se tourner à présent vers Rishivi.

— Ingrats.

Le mage se risqua à plaisanter en voyant qu’Oshan semblait réellement vexé par le comportement des indigènes.

— Ils ne sont pas si idiots finalement.

— Combien de temps te faut-il pour charger les accus ?

— Quinze peut-être seize heures standard. J’ai extrapolé le mouvement de leur soleil, nous devrions pouvoir décoller peu avant leur aube.

Oshan pencha la tête de côté et parut pensif. Les yeux de Rishivi s’écarquillèrent.

— Non, non, non ! N’y pense même pas !

— Réfléchis, mon ami. Il y a peut-être des ressources inattendues sur cette sphère. Autant mettre ce temps à profit.

— Je ne m’éloignerais pas du vaisseau avec ses choses dans les environs. Ils sont peut-être des milliers cachés sous terre.

    Les créatures se relevèrent soudainement, la panique émergeant dans leurs yeux rivés sur le sol. L’une d’elles profita d’un silence pour prendre la parole. Évidemment, ni Oshan, ni Rishivi ne comprenaient un traitre mot. Elle faisait de grands gestes, pointant le soleil à plusieurs reprises. Les deux autres créatures retournèrent à leur chariot pour ramener plusieurs de ces choses qui grouillaient à l’intérieur pour les présenter aux explorateurs. C’était des sortes de poissons, étranges, tout plats, avec une nageoire au bout de la queue et des yeux tout noirs, ils frétillaient encore dans les bras des indigènes.

— Un cadeau pour apaiser la colère de leur dieu pétochard, lança Oshan qui souriait largement à l’adresse de son compagnon. Allez, prends-le.

Rishivi se raidit. Il avança et attrapa le poisson avec dégoût. Ravies, les créatures se penchèrent à plusieurs reprises puis firent de grands signes vers la montagne.

— Suivons-les.

— Je t’ai dit que je ne voulais pas, répondit le mage. (Il cherchait un endroit où poser le poisson.) Cette chose empeste.

— Tu préfères vraiment rester dans le vaisseau ? Seul ? Pendant des heures ?

— Tout à fait. (Il hésita.) Je veux dire, je sais me défendre. N’oublie pas que je suis un mage, contrairement à toi. Et je sais très bien me servir de ce pistolet.

Oshan avançait déjà vers les montagnes.

— Si tu le dis.

Posant négligemment le poisson par terre, Rishivi lui tourna le dos pour retourner au vaisseau. Il n’avait pas l’intention d’aller se perdre dans ces montagnes étrangères au milieu de ces choses primitives. Ils ne valent guère mieux que les animaux, un moment d’inattention et Oshan se ferait dévorer par ces carnivores. Le pilote, c’était lui. Pas besoin d’un magicien de second rang pour rentrer sur Maérïan. Il s’arrêta net.

— Je vais t’accompagner, pour ton propre bien.

Sans Oshan, il devrait retourner dans l’armée régulière. Non, il n’y retournerait pas.

    Les créatures les menèrent jusqu’à leur village à flanc de montagne. C’était un agrégat de maison de pierre et de bois rongés par le sel. L’un des indigènes était parti au-devant d’eux, il se présentait maintenant avec tout le village, autant que les explorateurs pussent en juger. On les guida vers une large place où tapis et coussins avaient été installés à leur intention. Quatre villageois sortirent d’une grotte légèrement en surplomb de la place. Chacun portait sur son dos un cadavre momifié paré d’atours et de vêtements colorés. Ils les déposèrent contre des petits dossiers. Rishivi détourna les yeux pour contrôler son malaise. On leur présenta des plats étranges de graines jaunes ou de racines, puis vint de nombreux chants et des danses surprenantes.

    La nuit tombant, on alluma de larges braseros. Oshan tapota l’épaule de Rishivi avec un sourire malicieux. Il agita un trousseau cliquetant de cubes de tailles identiques, mais de couleurs différentes. Tout enchanteur sortant de l’académie s’était procuré un jeu de catalyseurs comme celui-ci. Oshan était particulièrement fier du sien, il n’y avait pas plus complet. Il choisit un petit cube orange et raccrocha le trousseau à sa ceinture. Rishivi le regarda faire d’un air irrité. Il n’y avait que les enchanteurs pour se pavaner devant les ordinaires. Peut-être même qu’en d’autres lieux, certaines de ces créatures auraient été des mages, contrairement à lui.

L’enchanteur sortit le grand jeu, il se leva et repoussa les coussins autour de lui. Son bâton serré dans son poing et l’autre main désignant le brasero, il redressa la tête et prononça une formule en langue ancienne. L’assemblée regardait Oshan sans piper mot, incapable de deviner le miracle qui allait se produire. Rien ne se produisit. Rishivi était prêt à se moquer allègrement de son compagnon quand le catalyseur s’illumina enfin sur le bâton d’Oshan. La flamme du brasero monta soudainement en une colonne ardente. L’enchanteur tourna la paume de sa main vers le ciel et le feu s’enroula autour de son bras avant de former une boule mouvante dans sa main. Oshan afficha un sourire de triomphe. La boule vacilla avant de brutalement s’évanouir.

Les indigènes se jetèrent au sol pour se prosterner.

— Vachuacamac ! Vachuacamac ! s’exclamèrent-ils.

L’enchanteur jubilait.

— Je ne sais pas ce qu’ils racontent, mais eux, au moins, reconnaissent mon talent, lança-t-il à l’adresse de Rishivi.

— N’importe qui passe pour un dieu au milieu des ignorants.

— Tu es jaloux, c’est tout.

— Moi ? Jaloux de toi ? Je suis persuadé que le catalyseur n’a fait que pomper ton énergie. Tu n’es sûrement pas capable de recommencer cette farce.

— Peut-être, mais comme tu le dis, ces ignorants ne le savent pas. Regarde.

On déposait devant eux de larges corbeilles de fruits et un bol rempli de bijoux. Rishivi retroussa son nez busqué.

— Maintenant que je les vois de plus près, ils me font penser à ces choses qui pullulent sur la sphère Amidor.

— Les humains ? Ah oui, maintenant que tu le dis. Certaines de leurs femelles ne sont pas déplaisantes.

— Par les Quatre, ne dis pas de telles horreurs. Ils sont répugnants.

Oshan ne l’écoutait déjà plus. Il s’était saisi d’un fruit et l’observait sous tous les angles.

— Pendant que j’essaie de comprendre comment ça se mange, tu pourrais faire diversion avec ta vraie magie.

— Je n’ai que faire de ton sarcasme, ou de l’air idiot que tu prends devant leur nourriture, et je n’ai que faire de les impressionner.

— Je suis désolé, je ne voulais te vexer. Je sais que tu n’aimes pas être mis en avant. (Il ouvrit finalement le fruit en deux et contemplait ses entrailles.) Pourtant, tu n’auras pas souvent une telle occasion. Oublie un peu Maérïan.

L’enchanteur affichait une assurance inhabituelle. Tout ceci était en train de lui monter à la tête. Je vais vous remettre à votre place, monsieur l’enchanteur.

Rishivi s’appuya sur son bâton et se redressa. Il avança vers la lune étrangère en marmonnant, les créatures s’écartant sur son passage. Quand il eut atteint le centre de la place du village, il s’arrêta et fit face à Oshan. Son bâton brillait d’une belle lumière multicolore.

— J’espère que la diversion te plaira.

Le catalyseur de son bâton n’avait pas capté assez d’énergie pour réaliser son propre tour, mais il avait des réserves bien supérieures à celle de l’enchanteur.

— Voilà ce que peut faire un mage pur.

Il décrit un cercle le doigt. Il faisait frais, mais l’air tremblota comme il le fait sous la chaleur d’un désert. Une brise souffla sur toute la place. Les indigènes s’agitaient. Rishivi frappa la pointe de son bâton sur le sol de pierre. La lumière environnante s’intensifia, le village tout entier finit par être illuminé comme en plein jour.

— Piracanocha, murmura un indigène.

— Piracanocha ! reprit un autre.

— Piracanocha ! Vachuacamac !

Alors que la nuit reprenait ses droits, ces mots se propagèrent dans la bouche de tous les villageois. Rishivi n’arrivait pas à apprécier leur adoration comme le faisait Oshan. La ferveur est éphémère, elle n’apporte qu’illusion. Sur sa sphère natale, Rishivi ne pouvait espérer un tel traitement de faveur. Il n’était qu’un mage médiocre, seule sa caste supérieure lui a permis de devenir maître. Oshan ne lui était inférieur que par son rang à l’académie, s’il avait été gratifié d’une essence plus prononcée, il aurait dû lui donner du “maitre archimage” et n’aurait jamais fini dans le programme d’exploration.

— Impressionnant. Vraiment. Je dois m’avouer vaincu. Sans autre ressource que moi-même, je serais bien incapable d’une telle chose.

— Évidemment.

    Une tente fut montée et décorée à l’entrée de la grotte. Une fois satisfaits, les villageois guidèrent Oshan et Rishivi à l’intérieur.

— Ils pensent sérieusement qu’on va dormir ici ? Près de ces cadavres ?

— C’est sûrement un lieu important pour eux, un lieu sacré. Et je ne pense pas me tromper en disant que nous sommes tout aussi sacrés.

— Tu te complais trop ici, Oshan. Nous devrions retrouver le vaisseau où nous attend un lit propre et surtout le seul moyen de rentrer chez nous.

Quatre jeunes filles furent introduites dans la tente à leur suite. Elles étaient nues et couvertes de dessins complexes. La plus âgée se tenait droite, les seins en avant, mais les autres, bien plus jeunes, étaient effrayées.

— Qu’attendent-ils encore de nous ?

— Je crois… ils veulent que nous les honorions.

— Par le Cinquième ! Partons immédiatement.

Oshan déposa son bâton dans un coin de la tente et dégrafa son manteau.

— Tu ne comptes tout de même pas…

Rishivi recula, en proie à quelque horreur.

— Imagine si nous partons comme des voleurs, imagine la répercussion sur ce village ou sur ces femelles.

— Tu penses sincèrement que le sort de ces inférieurs m’intéresse un tant soit peu ? Ce monde comme ces choses n’ont rien à offrir, à moi ou au nouvel empire.

Le mage se redressa avec fierté et frappa son bâton sur le sol. Les fillettes sursautèrent et leurs sanglots devinrent muets.

— Voilà ce qu’ils doivent exprimer devant les dieux, de la crainte et non pas cette mielleuse admiration, reprit Rishivi. Les insectes doivent craindre nos semblables. Ce que nous voulons, nous le prenons. Pas besoin de leur générosité ou de leurs offrandes. (Il entrouvrit la tente.) Je suis encore responsable de cette expédition. Nous allons donc partir sur-le-champ.

Oshan indiqua aux filles de s’écarter. Son regard n’exprimait nulle résignation, nulle colère. Non. Rishivi pouvait voir la détermination et le mépris dans les yeux de l’enchanteur. Sa gorge le brûlait de dégoût en imaginant le dessein qui était né dans l’esprit de son compagnon.

— Qu’est-ce que notre monde, notre bel empire, peut bien m’offrir ? Rien. Je n’ai pas le droit à la dignité d’un paysan, ni à l’honneur d’un mage pur. Sur Maérïan comme n’importe où sur les sphères de l’empire, seule ma haute naissance m’a permis d’accéder à ce petit statut dans notre grande institution technomagique.

— Et c’est ainsi que vont les choses, Oshan. Les Dieux n’ont pas daigné t’accorder autre chose, soit satisfait de ce que tu as. Mais vu ton ingratitude, ils ont été visiblement trop généreux. Oshan se mit à rire.

— Ne joue pas à ça avec moi, je sais qui tu es. Tu subis notre monde, tu le fuis. Pourquoi m’as-tu accompagné la première fois ? J’ai vu tes yeux quand je t’ai proposé de me parrainer pour ce programme d’exploration. Je t’ai donné une excuse pour fuir tes responsabilités, tu as besoin de moi.

Il lui était redevable, Rishivi en était conscient. Oshan était né parmi les supérieurs, il avait le pouvoir qui faisait défaut pour se soustraire à mes devoirs.

— Peu importe, je suis prêt à faire face à ma famille si c’est la condition pour quitter cet endroit.

    Ce monde était bien trop vide, bien trop différent. Il devait sortir de cette tente sous peine d’étouffer. Il priait de toutes ses forces pour que tout ceci ne soit qu’un mauvais rêve. Laissant derrière lui Oshan, sans même se retourner, il fila hors de la tente. La foule le surprit, tous observèrent sa sortie et le regardaient avec étonnement tout en ruminant d’étranges feuilles vertes. La panique s’empara de lui. Il frappa de son bâton et puisa dans ses dernières forces pour bondir par-dessus le village.

Le soleil jaune pointait ses premiers rayons quand Rishivi arriva à bout de souffle devant le vaisseau. Il était toujours intact. Soulagé, il se traîna à l’intérieur et ferma précautionneusement derrière lui.

— Qu’est-ce qui lui a pris à cet idiot ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? murmura-t-il pour lui-même.

Il s’effondra dans son siège. Son bras tremblant atteignit un bouton qui éclaira les commandes devant lui. Encore quelques heures et il rentrerait chez lui.

    Il s’éveilla subitement sans avoir le souvenir de s’être endormi. Il se leva maladroitement et vérifia autour de lui. Personne. Oshan n’avait pas changé d’avis.

Il a toujours voulu fuir notre monde, il ne s’y sentait pas à sa place, pensa-t-il. Tout comme moi. Mais comment peut-il être prêt à rester ici, pourquoi ce monde-là ? Il ne sait rien de ce monde. Il fait erreur, son ego, ou je ne sais quoi, l’aveugle. Je devrais peut-être aller le chercher ? Non, c’est son choix, il doit assumer. Je peux revenir dans quelque temps, ne serait-ce que pour vérifier qu’il est toujours en vie. Peut-être. Son regard s’arrêta sur la clé du portail. Et si moi aussi je trouvais un monde où je me sentirais à ma place ? Il actionna les moteurs et décolla.

A.K.