L'histoire appartient aux vainqueurs

    Une jeune domestique entra doucement, les yeux vissés sur le sol. Le maître déposa son livre près de lui et retira une paire de lunettes rondes. Le regard paternel du maitre Murati était accentué par sa longue barbe blanche qu’elle avait elle-même brossé ce matin-là.

— Qu’y a-t-il, mon petit ? Mon neveu est-il arrivé ?

La jeune femme acquiesça en silence d’un hochement de tête, faisant tomber une longue natte noire de ses épaules. Il souris, leva les bras et claqua dans ses mains. En quelques instants la maison se mit en branle.

    Le jeune homme qui s’était présenté à l’entrée de la maison contrastait en tout point avec son oncle, à l’exception du turban aux couleurs de leur famille. Le neveu portait une courte barbe brune et une fine moustache sophistiqué. Son cou et ses bras étaient encombrés de nombreux bijoux précieux. Le maître de maison l’accueillit chaleureusement dans une tunique simple aux motifs délicats et pour seule parure la dague sertie de pierres représentant son ancien rôle dans l’armée qui pendait à sa ceinture.

— Yashesh, mon neveu. J’espère qu’Étuviel a veillé sur ton voyage. Mon toit est ton toit.

— Je le respecterais comme celui de ma propre maison, répondit-il en s’inclinant comme le voulais la coutume. Je vous remercie mon oncle. Le voyage s’est bien passé, je suis désolé de vous avoir prévenu si tard de ma venue.

Murati posa une main chaleureuse sur l’épaule de son neveu Yashesh.

— N’en parlons plus. Viens donc. Allons nous rafraîchir dans les jardins, tu me donneras des nouvelles de la capitale et de la famille.

    Les domestiques installèrent un large tapis sur l’herbe et y ajoutèrent une série de coussins. Les quatres garçons et filles était d’aspect bien différent de leurs maitres. Il avait la peau plus claire, presque dorée. Leur visage était bien plus rond, leurs traits plus doux et leurs yeux plus étroits. Tous les quatre portaient les cheveux longs, en natte pour les femmes et en queue de cheval pour les hommes. Ils attendaient patiemment que les deux deux parents prennent place. Après avoir fait le tour du jardin, ils s’installèrent au milieu des coussins. On déposa devant eux du thé et des petits gâteaux sucrés et ils discutèrent longuement. Murati écoutait attentivement les nouvelles que lui rapportait son neveu, mais il ne put s’empêcher de remarquer l’attention particulière qu’il portait sur son personnel de maison qui se tenait à l’écart.

— Parlons un peu d’autres choses que de politique, si tu le veux bien. Dis-moi, mon neveu, que penses-tu de cet endroit ? N’est-ce pas magnifique ?

Yashesh agita négligemment la main.

— Tout ceci est exotique, il est vrai. Mais vous n’avez pas vu le nouveau temple d’Arteyos ? Les meilleurs artisans de la capitale l’ont érigé, son jardin et ses colonnes sont bien au-dessus des merveilles de ce monde primitif.

Murati soupira en silence.

— Ton père m’a prévenu. Tu es un patriote, Yashesh, je le sais, mais tu ne sembles pas approuver les idées colonialistes de l’empereur.

— Que les dieux veillent sur mon père et sur l’empereur ! (Il embrassa son poing et frappa doucement le sol.) Jamais je ne mettrais en doute les décisions de l’empire. Nous avons besoin de matières premières, j’en ai conscience. Néanmoins… (Il s’allongea sur son coude.) Je trouve ses méthodes bien trop complaisantes.

— Trop complaisante ? Notre supériorité nous donne des droits, mais aussi des devoirs envers les êtres plus simples. Regarde-les. Nous leur avons apporté la civilisation et du travail pour chacun. Sans nous, ils seraient encore dans leurs huttes à cueillir des fruits ou à chasser les animaux.

— Ne pouvions-nous pas simplement les y laisser ? Je veux dire, notre empire possède de nombreuses planètes sans intérêt, nous aurions pu les déplacer ailleurs. Les mettre loin des honnêtes citoyens, qu’il n’ait pas à souffrir de leur présence, ni moi.

— Et pour les mettre où ? Non, il était bien plus simple de les éduquer que de les soumettre.

— Nous avons pourtant dépensé beaucoup trop d’énergie pour préserver ces sauvages.

— N’oublie pas, mon neveu, qu’ainsi nous avons acquis ainsi les gisements les riches de cristaux et une bonne main d’oeuvre, le tout sans la moindre effusion de sang et dans le respect de toutes les créatures. Ainsi que le veulent les dieux, chaque être à sa raison d’exister. Notre puissance ne doit pas nous faire oublier la nôtre. L’orgueil ne doit pas t’aveugler, mon neveu, nous avons le devoir d’apporter la lumière sur notre route.

Murati se redressa pour toiser son neveu et reprit :

— Tu vas devenir le gouverneur de ce monde, que tu le veuilles ou non. Tu devras le tenir comme un père s’occupe de sa maison.

    Naira surveillait ses deux jeunes frères jouer dans la rivière. Elle tressait ses longs cheveux noirs pour les attacher d’un ruban bleu comme ses yeux. Les garçonnets tentaient vainement d’attraper les poissons filant dans le cours d’eau en les frappant avec un bâton. Elle rit aux éclats quand le plus grand frappa si fort qu’il en tomba à la renverse. Le plus jeune profita de la diversion pour s’éloigner. La fillette se leva.

— Nuka, où vas-tu ?

— Manger, ai faim.

Les mains sur les hanches, elle prit un air farouche.

— Tu restes avec moi. Tu es trop petit pour aller dans les bois.

Le petit garçon tourna son visage poupon vers sa soeur. Quand elle vit ses traits se crisper en une mou boudeuse, elle lui sourit.

— Bon d’accord, on va rentrer te trouver à manger. Uja, tu sécheras sur la route.

— Aila gentil.

Elle traversa la rivière et pris son plus jeune frère par la main tandis que l’autre suivait distraitement.

C’est alors que le ciel s’emplit de monstres de métal.

Ils entendirent d’abord un puissant bourdonnement, comme un essaim d’insectes gros comme des huttes. Elle les entraina sous un arbre et serra ses frères contre elle. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Le ciel serait-il en colère ? Il n’y avait pourtant aucun nuage. Pourquoi les esprits se montreraient maintenant ? Pourquoi ? Qu’avait-il fait de mal ?

    Quand ils retournèrent au campement, un de ces monstres s’était posé. Des êtres étranges et élancés sortirent de son ventre. Ils avaient de longues barbes, la peau sombre et une grosse boule ronde sur la tête, Naira n’arriva pas à déterminer s’ils portaient un chapeau ou si c’était leurs cheveux. Cachés dans un buisson, les enfants observèrent les créatures parler à l’aide de grands signes à l’aîné de la tribu. Ils finirent par montrer des cristaux de toutes les couleurs, comme elle avait au bout de son collier, mais l’aîné ne comprit pas ce qu’ils voulaient et les créatures parurent en colère. Naira eu peur qu’ils s’en prennent à sa famille, mais ils s’en allèrent aussi bruyamment qu’à leur arrivée. Pendant trois lunes, les monstres de métal survolèrent le camp sans s’y poser. L’aîné et le chaman n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur la volonté de ces esprits. Ils pouvaient voler dans le ciel sans ailes, leur apparence était étrange, mais ils étaient incapables de communiquer avec la tribu. Le chaman parlait au esprit, mais aucun ne put lui dire ce qu’il fallait faire. Naira espérait juste qu’ils allaient s’en aller.

    Finalement, d’autres monstres vomirent d’autres créatures. Celles-ci ressemblait à des boites et avançaient sur des pattes qui tournent. Les êtres à la tête ronde étaient nombreux. Ils firent monter toute la tribu dans les boites. Naira eu peur d’entrer dans leur estomac, mais l’intérieur étaient sec et froid. On les emmena près de la rivière où se retrouvaient les tribus de la région pour passer l’hiver. La plaine n’était plus aussi belle. L’herbe avait presque disparu, le sol n’était plus que terre et pierre. Des centaines d’arbres avaient été coupé pour construire d’immenses huttes en bois. Comment feront-ils pour les déplacer ? se demanda Naira.

    On les nourrit et on les installa dans les huttes. Les enfants, à l’exception des bébés, furent installés avec les femmes les plus âgées dans une hutte plus éloignée. On sépara Naira de sa tribu, on lui arracha même Nuka des bras pour l’emmener dans une autre hutte. Elle pleura, cria, frappa le sol de ses pieds et des mains. On la traina sans ménagement à l’intérieur. Les vieilles lui racontèrent que les créatures étaient venues du ciel, elles les protégeraient de la pluie et les nourriraient tant que les tribus se tiendraient tranquille. Naira n’était pas d’accord. Ces êtres étaient méchant, un point c’est tout. Les guerriers auraient dû les abattre et alors elle aurait pu rester avec sa tribu et ses frères. Elle aurait pu continuer à tisser et à broder avec les autres femmes, elle aurait continué à voyager dans les collines et les plaines avec sa famille et, le soir, ils chanteraient et ils danseraient comme avant.

    Elle ne connaissait aucune des femmes qui s’occupaient d’elles, elle n’aima les nouveaux vêtements qu’on lui avait donnés et surtout il y avait trop de monde. L’air était empli d’odeurs désagréables de sueurs et d’urines. Naira était vive, et elle parvenait à comprendre quelques mots. L’un des envahisseurs se moqua des siens et proposa de tuer tous les adultes pour ne garder que les enfants les plus dociles, comme on le fait avec les bêtes. Elle répondit maladroitement dans leur langue :

— Vous mieux mourir que nous !

Il lui donna un violent coup dans le ventre. Un autre étranger l’attrapa et l’attacha dehors avant de lui donner plusieurs coups de bâton. On lui rasa les cheveux et on la laissa toute la nuit dehors sans manger. Le lendemain, elle n’affichait plus de colère, plus de tristesse, plus de joie. Elle resta silencieuse et docile, tandis que les siens l’évitaient de peur de subir le même sort en la côtoyant.

    Enfermé dans ces boites en bois, elle avait perdu la notion du temps. Ses cheveux avaient repoussé en petites touffes et la moitié des siens étaient morts dans de maladies étranges ou simplement abattu pour l’exemple. Quand on détruisit les huttes pour les emmener à nouveau ailleurs, elle n’espérait déjà plus revoir sa famille. Naira rejoignit ce qu’il appelait une école où on lui apprit les rudiments de la langue, la cuisine, la couture et divers travaux domestiques. Puis, on les lâchait dans les rues de la nouvelle ville pour qu’elles trouvent du travail. Les siens étaient devenus ouvriers, porteurs, mineurs. Aucun ne songeait à se révolter. Il avait de quoi manger et un lit pour dormir. Que demander de plus ? Naira, elle, bouillonnait de colère.

— Vois-tu, mon neveu ? La colonisation d’un nouveau est quelque chose d’extraordinaire. Nous transformons des pierres brutes et grossières en pierres taillées. Si tu avais vu ces pauvres créatures à notre arrivée, ils utilisaient les cristaux catalyseurs pour s’en faire des breloques ! Non, non, non, il était de notre devoir de les éduquer. Tu es bien plus heureuse maintenant, n’est-ce pas Naira ?

Murati tendit son verre en direction de la domestique. Elle remplit la coupe avec précaution. Yashesh siffla avec dédain en détournant le regard de la jeune femme aux yeux bleus et à la natte de jais, il tendit néanmoins son verre.

— Bien sûr, maître, répondit-elle avec léger accent et sans aucun enthousiasme.

Aucun des deux hommes ne soupçonnaient la présence du poison qui allaient lentement les tuer.t, tu n’auras pas souvent une telle occasion. Oublie un peu Maérïan.

A.K.