Cape, zombie et pistolet laser

    S’il est un nombre que mon peuple redoute, c’est bien le nombre trois. Nulle part dans la nature, les choses ne vont par trois. Une bouche, deux yeux, quatre pattes, cinq doigts. Il est contre nature. Quand mes pouvoirs furent décelés, la joie de mes parents fut teintée d’angoisse. J’étais une élue, touchée par la grâce du dieu de l’eau, le puissant Norian. Mais j’étais la troisième.

    Sardar fut le premier. Puissant géomancien, seule sa droiture rivalise avec son sens du devoir. Il était promis à un brillant avenir, celui de chef spirituel de tous les mondes. Mais l’année suivante, Arun fut révélé. L’éolien bouleversait les plans des oracles, il démontra rapidement que c’était là l’une de ses principales occupations.

    Le garçon déboula avec hâte du couloir.

— Hé ! La troisième !

— Je t’ai dit de m’appeler Mala !

Il reprit un instant son souffle et sourit avec malice.

— Si tu veux, Maya. J’ai besoin que tu m’aides. Tiens moi ça un instant.

Il lui jeta un rouleau avant de partir en filant derrière elle sans toucher le sol. Sous le coup de la surprise, elle resta figé et fixait l’objet dans ses mains avec crédulité.

— Arun ! Viens par ici tout de suite !

La matrone surgit à son tour, suivit par deux jeunes filles aux cheveux couverts par un voile. La vieille femme était furieuse. Quand ses yeux croisèrent ceux de Mala, ils lancèrent des éclairs.

— Voilà que tu t’y mets aussi, vilaine fille. Ce gredin ne pouvait pas suffire, il fallait qu’une troisième arrive. Si jeune et déjà l’esprit perverti. Par tous les dieux, pourquoi a-t-il fallut que ça tombe sur moi ?

Mala réalisa alors que le rouleau qu’elle tenait dans les mains était en réalité une statuette qui trône en temps normal sur l’autel de la fertilité. Le rouge lui monta aux joues. Elle retira vivement ses mains, laissant le membre de bois tomber bruyamment sur le sol de pierre.

— Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu crois pas que tu en a assez fait ?

La matrone saisit Mala par le bras tandis que les deux jeunes filles ramassait avec précaution l’idole de bois. L’enfant se mordit les lèvres pour ne pas pleurer de douleur et de honte.

— Je vais t’apprendre comment il convient de se comporter, petit démon. Tu n’es plus une princesse, tu es une disciple des dieux, je vais t’apprendre l’humilité.

    Après plusieurs mois, Mala avait acquis l’habilitée d’esquiver les farces d’Arun et dans le cas contraire, Sardar prenait toujours sa défense. En grandissant, les enfants s’étaient rapprochés. Mala travaillait beaucoup pendant l’étude pour ne pas être distancé par Sardar, mais elle se laissait volontiers embrigadé par les aventures d’Arun. A nombreuses reprises, elle fut sévèrement puni par la matrone tandis que le garçon n’avait qu’à supporter un court sermon.

    La troisième, je resterais toujours la troisième. Ils parlent de destiné, d’engeance divine et des tas d’autres mots compliqués pour parler de nous. Si nous étions si important, si nous étions vraiment élus par les dieux, oseraient-ils nous traiter ainsi ? Me traiter comme ils le font ? Quand je serais grande, je leur montrerais qui commande. Et ça sera au tour de la troisième de donner la bastonnade.

    Mala marchait seule dans l’immense jardin. Elle n’avait aucune idée de ce que pouvait bien faire Arun. Tout comme elle, il ne s’était pas présenté à l’étude du matin. Quant à Sardar, il était parti au temple pour préparer son pèlerinage et ne reviendra qu’en fin de journée. Il avait beaucoup changé durant les derniers mois. Elle n’avait pas imaginé possible qu’il devienne encore plus sérieux et assidu, buvant les paroles de ses différents maitres, qu’ils soient civils, mages, ecclésiastiques ou militaires.

Que va-t-on devenir quand il ne sera plus là ? Cet endroit va devenir un cauchemar.

— Mala !

Elle se raidit puis reconnut la voix du jeune homme.

— Frangine, tu devineras jamais ce que je entendu !

Arun apparut subitement devant elle sans qu’elle ne réagisse.

— Qu’y a-t-il ? Je suis contrariée. Si tu veux parler du cuir qui va me chatouiller les épaules pour avoir filé, je m’y attends déjà.

— Tu n’y es pas du tout. J’ai surpris la matrone en train de discuter avec le prêtre aux dents de lapin. Tu sais, celui qui traine toujours derrière le grand Oracle.

— Oui, je vois. Mais viens-en au fait. Je t’ai déjà dit que j’étais contrariée aujourd’hui.

— D’accord, d’accord. On se calme, princesse.

Mala crispa ses petits poings et lui tourna le dos en grognant.

— C’est ça, file, mais tu sauras pas ce que doit faire Sardar après son pèlerinage.

Arun afficha un sourire de triomphe quand Mala se retourna avec une mine boudeuse.

— Qu’est-ce qu’il doit faire ? marmonna-t-elle.

Il regarda autour de lui puis se pencha vers elle.

— Il doit se marier ! murmura-t-il.

Mala écarquilla les yeux de surprise.

— Attends, c’est pas le meilleur. Je sais avec qui. C’est avec toi.

Elle se figea, la bouche entrouverte. Après quelques instants, ses sourcils se froncèrent.

— Qu’est-ce que tu inventes ? C’est un mensonge complètement idiot. Je ne peux pas me marier. C’est pas comme ça que ça marche.

— Ah oui ? Et comment ça marche, madame la troisième ?

Elle lui jeta un regard furieux.

— Et bien déjà on n’organise pas un mariage pour les autres. Et je n’ai pas souvenir de l’avoir demandé. Donc ce n’est pas possible.

— Tu es vraiment qu’un bébé pour croire ça.

— Ne te moque pas. De toute façon, j’ai décidé que je ne me marierai jamais.

— Ben je crois qu’ils sont pas au courant, les autres, parce que même si tu me crois, c’est bien ce qu’ils ont dit.

— Tais-toi, je ne veux plus t’entendre !

Elle cria si fort qu’il était évident qu’on les avait repérés.

— Bien joué, soeurette. Prend ma main, on va se trouver une autre cachette.

    Quand Sardar revint peu avant le repas, les deux autres l’attendaient dissimulé dans sa chambre. D’une pensée, Mala insonorisa la pièce et se jeta dans ses bras, en pleurs.

— Sasa ! Je suis si malheureuse. Ses gens sont bien cruels avec moi.

Il lui caressa doucement les cheveux et la regarda avec compassion.

— Tu n’étais pas au courant, hein ?

Arun le toisait, les bras croisés.

— De quoi parles-tu ? Que s’est-il passé ?

— Je parle du mariage qui met Mala dans tous ses états.

— Soit plus précis, je t’en pris. Je ne vois pas de quoi tu parles. Tu sais que je ne ferais rien qui pourrait blesser Mala.

— Pourtant, j’ai entendu qu’un mariage était arrangé entre toi et Mala. Il sera annoncé à ton retour de pèlerinage.

— Je te prie de croire, mon frère, que je n’en savais rien !

— Je te crois, tu ne sais pas mentir. C’est ce qui te rend si ennuyeux, d’ailleurs.

Les hoquets de Mala s’espacèrent. Elle brisa le silence qui s’était installé.

— Oh, sasa, je… je veux pas me marier. Je veux pas d’un bébé qui pousse dans mon ventre !

Arun laissa échapper un sourire amusé tandis que celui de Sardar était doux.

— Nous ne sommes pas encore là, petite soeur. Je te promets de leur parler, je leur demanderais de te laisser en dehors de ça.

— Je veux rester avec Arun et toi pour toujours. Je me fiche des autres.

Elle l’étreignit un peu plus fort.

— J’ai bien une idée, lança Arun en regardant par la fenêtre.

— Non, Arun.

— Tu n’es pas le seul à décider, Sardar. Tu es notre ainé, mais tu n’es pas notre chef. Mala a son mot à dire.

— Quoi ? Je comprends rien.

Les deux garçons se fixaient. Sardar s’était redressé, bombant le large torse conféré par son élément magique. Arun le regardait avec défi.

— Nous pouvons partir.

Sardar explosa.

— Et abandonner notre responsabilité ? Nous sommes nés avec un don et il est de notre devoir d’en faire profiter les nôtres. Nous avons été accueillis et éduqués par les meilleurs, et tu suggères de filer comme de vulgaires voleurs ? Nous avons une dette à rembourser.

— Tes propos sont faciles, tu as le premier rôle, monsieur le futur grand Oracle.

— Il ne s’agit pas de ça, je te parle de responsabilité. Mala est encore trop jeune pour s’en rendre compte. Et visiblement, toi aussi.

— Donc tu es prête à la rendre malheureuse pour lui apprendre sa leçon ?

— Arrêter de parler de moi comme si je n’étais pas là ! Et je ne veux pas que vous vous disputiez.

Elle se dégageait en baissant les yeux au sol.

— Oui, je suis la plus jeune. Mais ça ne veut pas dire que je suis sotte. J’aurais détesté chaque jour passé ici si vous n’étiez pas avec moi. Si Arun s’en va loin d’ici, je pars avec lui.

— Et pour partir où ? Le monde entier nous connait.

— C’est pour ça que nous irons sur un autre, en passant par un portail.

— Tu es fou. Tous les portails de la planète sont surveillés. Vous seriez immanquablement repérés.

— C’est pour ça que j’ai récupéré une liste de portails inactifs en me faufilant dans les archives. Il suffit d’en trouver un qu’on peut débloquer et on se retrouve dans un tout nouvel endroit où nous sommes inconnus.

— Et tu veux embarquer Mala là-dedans ?

— Tu crois qu’elle ne saura pas se protéger toute seule ?

— Elle est…

— Si tu as peur pour elle, tu n’as pas d’autre choix que de nous suivre, mon frère.

    Plusieurs heures qu’Arun maintenait son illusion pour les dissimuler aux yeux des hommes et des radars. Sardar portait Mala sur ses épaules. La fillette n’était pas habituée au marche aussi longue. Arun montrait à son tour des signes de faiblesse quand ils atteignirent leur destination.

— Et de cinq. Je n’aurais pas imaginé qu’il y en avait autant si proche du palais. On a vraiment de la chance.

— Si tu avais été plus assidue, tu aurais su pourquoi, fit remarquer Sardar. Ce sont des résonances de portails. Ils sont nombreux près des nodes comme celle sous le palais.

— Une résonance ? Oh, un raccourcie ! s’exclama Mala.

— Effectivement, on peut le simplifier ainsi. Ils sont surtout bien moins praticables que les originaux.

— Oui, oui, c’est très intéressant, monsieur le professeur, se moqua Arun. Mais là, on est un peu en fuite, je vous le rappelle. Donc, est-ce que l’un de vous à une idée de la clé pour celui-ci ? Ce n’est visiblement pas de mon ressort.

— Du mien non, plus.

— Oh, moi je sens quelque chose !

— Prions les dieux pour un portail élémentaire alors !

Sardar déposa la fillette par terre. Celle-ci s’étira avant de fermer les yeux. Elle leva le nez en l’air, tourna la tête à plusieurs reprises avant de se déplacer avec précaution autour d’un large tronc. Entre deux larges racines, elle traça une croix en grattant la mousse.

— Il est là ! Mais il n’a pas l’air très grand.

— Ou alors c’est qu’il nous manque un silvien et on est bon pour chercher un autre portail.

Mais déjà, Mala s’était installée à quelques pas devant sa croix.

— A mon tour ! Vous allez voir comme je suis forte.

    Par chance, l’air de l’autre côté était respirable, mais la chute dans le brouillard nocturne qui suivit ne leur permit par de le réaliser. Mala hurlait dans les bras de Sardar qui renforçait déjà son corps pour amortir le choc à venir. Arun volait au-dessus d’eux et tirait sur la tunique du géomancien pour le ralentir, avec peu de succès. Entrainé dans leur chute, l’éolien poussait les pires jurons qu’il connaissait. L’air dense et humide les empêchait de voir le sol qui viendrait à leur rencontre, néanmoins Sardar réalisa une chose sur le monde qu’il venait de découvrir, sa magie était profonde et léthargique.

— De l’eau ! s’exclama Mala juste avant que le trio plonge.

Ils n’eurent pas le temps d’observer l’immense faune marine qu’ils avaient soudainement dérangée. Sardar avait coulé comme une pierre et peinait à remonter, déjà ses poumons se remplissaient d’eau salée. Arun avait lâché ses compagnons à temps et flottait nerveusement au-dessus de l’eau, à la recherche du moindre signe de ses amis.

Mala prit une grande goulée, toussa à cause du mauvais goût de l’eau et chercha des yeux les autres. Elle repéra Sardar à demi conscient, plusieurs brassées en dessous d’elle. Ses mains pointées sur lui, elle tira vers le haut, accompagnant un tourbillon qui attira le garçon à la surface. Arun se hâta de l’attraper, mais dut se contenter de le garder hors de l’eau. Quand Mala surgit à son tour, elle posa la main sur sa poitrine et Sardar cracha plusieurs litres.

— Arun, fais quelque chose !

— Mais quoi ? Je ne peux pas le porter.

Sardar toussa.

— Ne t’occupe pas de nous, guide-nous à la terre la plus proche.

Après une brève hésitation, Arun lâcha Sardar et fila dans la brume.

    Ils étaient à bout de souffle. Allongés sur un embarcadère de bois et d’une sorte de pierre, ils reprenaient doucement leur esprit.

— Où est-ce qu’on est ? haleta Arun.

Mala se glissa vers Sardar et posa sa main sur lui.

— Je vais bien, soeurette. Économise ton énergie, c’est une denrée rare ici.

— Comment ça ?

— Vous ne le sentez pas ?

Arun se redressa.

— Je m’en suis rendu compte, mais Mala était au milieu de l’eau, c’est moins évident pour elle.

— Je déteste quand vous faites ça, expliquez moi !

— La magie ne circule pas ici, ou presque pas. Il faudra plusieurs jours ou semaines pour qu’elle se régénère là où nous sommes passés. Je vous l’avais dit que c’était une mauvaise idée !

— Hein ? Mais qu’est-ce qu’on va devenir ?

— Ce qui est fait est fait, non ? Alors on va tergiverser des heures. Voyons déjà où nous sommes tombés.

Arun se déshabillait et essorait ses vêtements.

— Tu pourrais nous épargner cette vue, nigaud, lança Mala qui se levait elle aussi. Je peux le faire.

— Tu as entendu ce que le chef a dit ? On doit économiser notre magie.

D’un air de défi, elle extirpa l’eau de ses propres vêtements qui devinrent aussi secs qu’après des heures sous un soleil de plomb. Sardar soupira.

— Pas un pour racheter l’autre.

Ils durent se rendre à l’évidence, c’était un monde civilisé. Mala était tout heureuse d’apprendre qu’ils ne vivraient pas comme des sauvages, les garçons étaient plus inquiets. L’ile sur laquelle ils avaient atterri était minuscule. Faisant face à la mer, une immense statue de métal les surplombait.

— Pourquoi faire aussi grande statue sur une si petite ile. Ces gens sont idiots.

Quelques arbres parsemaient le bout de terre, mais c’était principalement de larges voiries aménagées et d’immenses étendues d’herbes. Derrière un large bosquet, ils découvrirent une série de bâtiments richement éclairés et donnant sur un nouvel embarcadère bien plus imposant que celui sur lequel ils avaient échoué.

— Voilà, on a fait le tour, annonça Arun.

— J’ai froid.

— L’un de nous est-il un silvien ? Dommage, il faudra faire avec, soeurette.

— Continuons de marcher, proposa Sardar. Nous aurons peut-être une idée et ça nous tiendra chaud.

    Le brouillard se leva enfin. La nuit n’était plus aussi sombre, le jour ne tarderait pas à poindre. De l’autre côté de la baie, les fugitifs découvraient les lumières et les immenses tours d’une ville. Ils n’en avaient jamais vu de semblable. Des bateaux circulaient en profitant de la nouvelle visibilité.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Sardar regarda les alentours. L’ile était presque encerclée de terres civilisées et l’état de l’endroit laissait imaginer de réguliers passages.

— On doit partir d’ici, on est trop exposé.

— Et comment ?

— J’en sais rien. Mais on aura sûrement besoin de toi pour nous dissimuler.

— Évidemment.

Mala était assise sur un rebord.

— Cette eau est si mauvaise, pouah. L’air sent aussi mauvais. Je n’aime pas cet endroit. Et si on cherchait un autre portail ?

— Sans la carte, nous aurions mis des jours pour n’en trouver qu’un seul. Et nous avons eu de la chance d’en trouver un vivable.

— On peut voler un leur bateau et partir dans un endroit isolé, non ? suggéra Arun.

— Je peux aussi me transformer en l’une des leurs, j’ai vu des affiches. Ils sont un peu moches, mais c’est possible. Je peux même vous modeler vous aussi.

Mala leur fit une vilaine grimace.

— Avec le peu d’énergie qu’il y a ici ? Il m’en coûtera de faire une illusion jusqu’à ce qu’on soit à l’abri.

— Et qu’on trouve à manger, ajouta Sardar.

    Ils ne comptaient plus le nombre de fois où ils durent changer d’identité. Arun leur remit de nouveaux papiers dont il préférait taire l’origine. Ils s’appelaient maintenant Alexander Hawke, Sebastian Anderson et Matha Dunham.

— Maintenant je vous laisse, les tourtereaux. Je vais me trouver une piaule dans le centre-ville. Ciao !

Ils n’eurent pas le temps de protester qu’Alexander sortait déjà de la voiture. Martha soupira.

    Ils quittèrent Los Angelès pour rejoindre une petite maison à louer du côté de Huntington Beach. Ils avaient repéré l’annonce avant de quitter Denver et avaient convenu d’un rendez-vous avec le propriétaire. Il ne fallut pas longtemps avant que ce dernier n’accepte avec empressement de remettre les clés à ses nouveaux locataires. Martha n’avait pas fait les choses à moitié en remodelant leur apparence cette fois-ci. Le couple semblait sortir d’un film. Sardar, alias Sebastian, ressemblait maintenant à Ryan Gosling tandis qu’elle-même avait pris pour modèle Cameron Diaz. Quand Sebastian annonça qu’il devait rejoindre la caserne de pompier de la ville, le propriétaire, un homme d’une cinquantaine d’années, loua son dévouement. Ce dernier se lança alors dans un monologue sur son fils qui a longtemps voulu faire ce métier pour finalement rejoindre les rangs de l’armée. Il loua à plusieurs reprises Dieu de lui avoir ramené son fils en un seul morceau d’Afghanistan, alors que celui des Matthews était rentré à demi aveugle à cause d’un éclat dans l’oeil.

— Oui, vous avez eu beaucoup de chance. Concernant la maison, nous pouvons payer trois mois d’avance. Ainsi, vous n’aurez pas à vous inquiéter. N’est-ce pas, Sébastian ?

Celui-ci sourit et hocha de la tête.

— Bien, c’est parfait. Peut-être devrais-je dire à mon fils de venir vous saluer, vous avez le même âge.

— Ce serait avec plaisir, répondit Sébastian en ignorant les ongles de Martha qui se plantaient dans son bras.

— Bien, bien. Je vais chercher les papiers dans la voiture. N’hésitez pas à faire un autre petit tour en attendant.

Quand il fut sorti de la maison, Martha afficha un air inquiet.

— Tu es sûr qu’on fait bien s’éloigner autant d’Arun ? Je veux dire d’Alexander.

— C’est lui qui s’est éloigné. On ne peut pas l’obliger à nous suivre. Et puis, tu peux le rejoindre en moins d’une heure.

Il lui avait répondu avec une telle froideur qu’elle préféra ne pas continuer cette conversation.

— J’aime bien cette maison. Elle est jolie et à deux pas de l’océan.

Elle ferma les yeux et respira profondément. Le regard de Sebastian se fit plus chaleureux.

— Je suis content que ça te plaise.

Ils se débarrassèrent aussi vite que possible des documents administratifs et du bavard propriétaire. Martha visita avec enthousiasme leur nouvelle maison. Les meubles étaient simples et fonctionnels, les anciens locataires les avaient bien entretenus, de même que le reste de la maison. Sebastian déchargea leurs bagages de la voiture et les monta à l’étage. Elle s’affala dans le canapé et souffla de soulagement.

— J’espère qu’on restera un peu plus longtemps ici, je m’y sens bien, lui lança-t-elle.

— Qu’est-ce que tu dis ? entendit-elle depuis le haut des escaliers.

— Rien, murmura-t-elle.

Elle extirpa une revue de son sac à main et entreprit de parcourir ses pages négligemment. Ils s’étaient arrêtés acheter le journal local juste avant de venir voir la maison. Un incendie sur Griffin Avenue. Un cheval en vadrouille sur le parking d’un Walmart. Un échange de tir à Chinatown. Elle se redressa subitement pour lire l’annonce plus en détail.

— Oh ! J’avais oublié que c’était ici. Sasa !

Sebastian descendit calmement les escaliers.

— Oui ?

— Regarde, c’est à même pas deux heures d’ici !

Elle brandissait le journal qui affichait une publicité en pleine page pour la Comic Con de San Diego.

— Ah ? Et qu’est-ce que c’est ?

Martha grogna de frustration.

— C’est juste LA convention. Promets-moi qu’on ira ?

— Je ne peux rien te promettre, je travaillerais peut-être. Tu peux y aller seule.

Elle se leva et l’enlaça.

— J’aimerais que tu y viennes avec Alexander et moi. Ça me ferait tellement plaisir qu’on y aille tous les trois.

Sur ces mots, elle l’embrassa pour l’empêcher de protester. Il cessa alors de lutter et la porta à l’étage, comme si elle ne pesait rien.

    — Pourquoi tu ne te maries pas avec lui ? lança Alexander d’un sourire malicieux.

Martha répondit en le frappant d’un coussin ramassé sur le canapé.

— Ne te moque pas de moi ! Et puis quelle valeur aurait un mariage ici ? Nous sommes les seules de notre espèce. C’est pas vraiment comme si j’avais le choix.

Il pouffa.

— Oh, oui ! Grand frère ! gémit-il en s’enlaçant lui-même.

Un nouveau de coussin l’interrompit.

— Quoi qu’il en soit, on vient te chercher samedi à 6h. Tu as intérêt à être prêt. Je veux pas louper la séance de dédicace du casting de Walking dead à 10h.

— T’inquiète, soeurette. Je ne voudrais pas te contrarier, lui souffla-t-il à l’oreille.

— Arrête avec tes bêtises. Si je te trouve encore au lit avec de la compagnie quand on débarquera samedi, je demanderais à Sasa de t’en mettre une.

— Ca, je peux rien te promettre. Je dois bien compenser le manque d’intérêt de la faune locale par le nombre.

— Alex, tu n’es qu’un pervers !

Mais elle ne put garder son sérieux et rit à son tour avant de se jeter affectueusement dans ses bras.

— Je déteste quand tu fais ça. Je pourrais oublier que tu es ma soeur.

— En vrai, je ne suis pas ta soeur.

— Tu sais que tu m’aides pas, là ?

— Et bien, prends sur toi.

Après un bref silence, elle reprit plus gravement.

— Arun ?

— Hm ?

— Tu fais attention, hein ? Tu nous as demandé de pas poser de questions, mais je me doute que c’est pas très légal ce que tu fais. Tu fais attention ? Je sais pas si je me le pardonnerais s’il t’arrivait quoi que ce soit par ma faute.

— Combien de fois il faudra que je te dise que je serais partie même sans vous ? Si tu veux être coupable d’une chose, c’est d’avoir embarqué Sebastian avec toi. Il n’aurait jamais pu te laisser partir seule, déjà à l’époque.

Elle leva ses yeux tristes vers lui.

— Ce n’est pas en accablant quelqu’un qu’on le réconforte. Tu es vraiment nul à ça.

— Je sais. Bon, on se le fait ce film ? Ou tu préfères ressasser comme avec Sebastian ?

— Allez, lance-le donc.

    Mala trépignait. Elle avait agrémenté son cosplay de zombie d’un brin de magie, tant et si bien qu’on lui demandait régulièrement de poser au milieu de la queue devant le San Diego Convention Center. Le reste du temps, elle s’amusait avec Alex à deviner les séries ou comics d’où étaient tirés les autres cosplays qu’ils croisaient. Sebastian patientait en silence, affichant un simple sourire quand Martha lui adressait la parole.

— Plus qu’une demi-heure avant qu’ils ouvrent les portes. Je n’en peux plus d’attendre ! Tu as bien pensé à recharger l’appareil photo, hein ?

— Oui, Martha.

— C’est notre première convention tous les trois. C’est trop génial !

— Si tu trouves génial d’avoir l’homme de glace derrière nous, tant mieux pour toi.

Sebastian ne réagit pas. Alexander lui prit l’épaule amicalement.

— Je plaisante, frangin. C’est vrai que c’est plutôt génial quand les trois fantastiques se retrouvent. (Il désigna la foule autour d’eux). Regarde, les dieux sont parmi eux et ils ne le savent même pas. (Il se retourna en mimant des cornes sur sa tête) À genoux !

Martha lui flanqua un violent coup de coude, mais déjà certains visiteurs se mettaient à genoux en pouffant ou en mimant la peur. Les éclats de rire résonnaient joyeusement. Martha était aux anges.

    Quelques minutes avant l’ouverture des portes. La foule s’était compressée. Alexander dû batailler pour extirper son bras sans frapper quelqu’un pour simplement se gratter le nez. Sebastian se figea soudain, il regarda nerveusement autour de lui.

— Pourquoi tu t’agites ? demanda Martha avec contrariété.

— Il y a une puissante tension dans le sol.

— Tu veux dire… ?

Alexander n’eut pas le temps de finir sa phrase que la terre se souleva sous lui. Le séisme ne dura que quelques dizaines secondes, mais ce fut suffisamment long pour que plusieurs larges fissures se dessinent sur le bâtiment et qu’un pan entier menace de tomber sur la foule compacte. Sans hésitation, Sebastian se faufila jusqu’au mur. Le tremblement de terre ne semblait pas affecter ses déplacements. Une vitre se brisa sous la pression, d’immenses éclats chutaient sur les visiteurs et sur Sebastian. Alexander leva le bras et les éclats se figèrent.

— Sardar, fils de… jura-t-il en tachant d’ignorer les exclamations des visiteurs reprenant leurs esprits.

Les éclats de verre formaient maintenant un tas qui se posa dans un carré d’herbe inoccupé.

    Sebastian avait enfin atteint le mur et avait posé ses mains dessus. Les fissures cessèrent instantanément leur avancée. Martha se faufila jusqu’à lui, ramollissant ses os pour arriver plus vite, Alexander tenta de la suivre avant de simplement sauter par-dessus la foule. Elle posa doucement sa main sur son épaule qui tremblait déjà sous l’effort. Ils n’étaient plus que tous les trois. Les voix, les cris de surprise étaient étouffés. Les fissures reculaient à présent, elles se ressoudaient dans des formes parfois étranges.

— Sebastien, quand tu as fini, on file d’ici au plus vite sous une illusion. Il faudra pas traîner ou j’aurais plus assez de force. Ni Martha.

Sebastien jeta un bref coup d’oeil derrière lui. Elle lui sourit. Les gens avaient reculé suffisamment pour que le bâtiment ne soit plus un danger. Le géomancien retira ses doigts crépitant du mur.

— Alex, tu nous sors de là ?

La foule poussa un nouveau cri de surprise quand les trois compagnons disparurent.

    Ils rejoignirent la voiture en haletant. Ils restèrent silencieux jusqu’à avoir rejoint la voie rapide et mis quelques kilomètres entre eux et San Diego.

— Tu t’es surpassé ! éclata Arun. Je te tire mon chapeau, monsieur discrétion.

— Arun, tais-toi.

— Et tu prends sa défense en plus ? Enfin, je devrais avoir l’habitude.

— Bien, et qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ? Mon intervention aurait pu être plus discrète si tu n’avais pas fait ton numéro de télékinésie.

— C’est différent, ils tombaient aussi bien sur Mala et toi.

— Arrêtez de vous disputer, on est tous dans le même bateau. On va juste changer de visage et d’identité, encore une fois.

— Ouais, et puis qui ira croire des nerds parler de superpouvoirs ? plaisanta Arun, sans conviction.

Après un long silence gêné, Sardar reprit la parole.

— Et si on faisait ce pourquoi on a été entrainé ?

— Avoir une vie normale s’est trop demandé ? explosa Mala.

— Mince, je n’ai pas de popcorn, lança Arun, les yeux rivés sur son smartphone.

— Si ton ancienne vie te manque, tu n’as qu’à reprendre le portail et rentrer sur notre monde. Je m’en sortirais bien sans toi.

Sardar se raidit, ses doigts creusèrent le volant.

— Je suis venu ici pour toi, pour te protéger. Ton ingratitude ne me fera pas regretter mon choix. Le regard de Mala se perdit dans le paysage. Elle avait honte d’avoir été aussi blessante, mais la fierté l’empêchait de l’admettre tout haut.

— Nous avons des pouvoirs hors du commun, même pour notre monde. On ne pas rester passif. Je ne peux plus l’admettre.

— Tu vas encore parler de destin ?

— Donne-lui le nom que tu veux. Destin, fatalité, dessein divin même. Mais il arrive un moment où ne rien faire n’est plus une option. Tu peux bien rester caché avec Arun, tu n’attends que ça. Je suis content des moments que l’on a partagés, mais je…

— Arrête ton mélodrame, frangin. Trouve un endroit où te garer, j’ai un truc à te montrer.

— Quoi donc ?

— On est déjà sur youtube !

A.K.