Pionniers

    Agathe attendait patiemment sur son siège qu’Elias, son supérieur, la rejoigne. Celui-ci serrait vigoureusement le bras de chacun des membres d’équipage de la mission Exeré. Le départ de la navette était prévu dans une demi-heure, personne ne semblait pourtant se presser. La salle de contrôle était étroite, les éclats et les accolades résonnaient sur les parois de métal du vaisseau qui l’abritait. Le calme soudain surprit la jeune apprentie, elle était à présent seule avec Myron, l’un des ingénieurs de la mission.

– Ça y est. Ils vont rejoindre la navette. Pas trop nerveuse ?

– Un peu, mais ce n’est pas moi qui vais passer le portail !

– C’est vrai, dit-il d’une voix moins enjouée.

L’angoisse grimpa d’un cran. L’échec de la mission précédente pesait sur eux depuis le début, mais elle avait toujours fait en sorte de garder son optimisme.

– Agathe ? Test synchro, fit la voix de son maître.

Elle se dressa sur sa chaise et se rapprocha plus que nécessaire du cristal de communication.

– Test synchro OK.

Myron esquissa un sourire en se penchant sur le classeur des procédures d’urgence. Allez, professionnelle !

    Maître Elias fut le premier à revenir accompagné de monsieur Kléon, l’ingénieur en chef.

– Soyez attentifs, jeunes gens. Vous êtes des pionniers, lança ce dernier en s’installant à son poste.

Agathe se leva pour laisser la place à Elias.

– Merci.

Sans attendre, elle se saisit de la liste des différentes vérifications. Son maître s’approcha du cristal.

– Rafail. Ici Elias. Prêt ?

– Ici Rafail, prêt.

Agathe cocha minutieusement chaque point. Des moteurs, aux capteurs en passant par les liaisons magiques, tout fonctionnait comme prévu. La peur s’était envolée, elle avait répété ces gestes des centaines de fois.

    Sans s’en rendre compte, la salle s’était à nouveau remplie. Les différents responsables avaient pris place et les ingénieurs avaient rejoint Myron. Un cliquetis sonore annonça l’ouverture du panneau latéral, troublant la concentration d’Agathe. Elle lança un regard bref vers le général Theodoros. Si elle comprenait très bien les intérêts de l’armée, elle aurait préféré qu’il attende la fin de la mission pour se montrer. Il ne faudrait pas que ce grand jour soit gâcher par un impérial trop bruyant, ou son assistant maladroit.

Le panneau était grand ouvert et la baie vitrée donnait maintenant sur un paysage vert et vallonné. À une centaine de mètres, la petite navette argentée se détachait du décor. À son pied, quatre mages dessinaient sur le sol à l’aide d’un bâton de métal rouge.

Zacharias, le responsable de mission et Rafail échangeaient par l’intermédiaire d’Elias. Après quelques derniers encouragements, Zacharias dû interrompre la communication, car des “Oh !” et des “Ah” l’interrompit. Un crac sourd laissa place à une pluie de couleurs. Dans le ciel, à quelques mètres au-dessus de la navette, un puits lumineux était apparu et semblait déverser de la lumière à l’infinie. Pour la plupart, c’était la première fois qu’il voyait un portail. C’était le cas d’Agathe. Les yeux plissés, elle chercha à distinguer l’autre côté, en vain.

Un panneau sombre coulissa devant la baie vitrée, rendant plus supportable la lumière.

– Hey, Zeno, ton idée n’était pas si bête finalement, taquina Myron.

– C’est mieux que la tienne qui consistait à mettre des lunettes à tout le monde !

Zacharias toussota avec un air sévère. Le chef ingénieur Kléon donna un discret coup de coude à Myron, clouant le bec aux ingénieurs.

– Elias, tout est prêt ici. C’est quand vous voulez.

Maître Elias se retourna vers Zacharias. Pendant ce temps, les mages aux sols s’éloignaient de la navette pour rejoindre un autre compartiment du vaisseau.

– Général Theodoros, je vous laisse l’honneur de lancer la mission.

– Je vous remercie, Zacharias.

Le général se leva de son siège, imité par son assistant. Il s’éclaircit la gorge.

– Annoncez à votre équipage qu’il a l’autorisation de décoller. L’empire est avec eux.

– Bien, générale. (Elias se tourna vers le cristal et l’activa.) Rafail, ici Elias. Ton voyage commence. Que les Dieux soient avec toi et ton équipage.

– Bien reçu.

    Agathe retint un soupir. Une nouvelle fois, le général Theodoros posait la même question.

– Est-ce encore long ?

– Seuls les Dieux le savent, général, répondit le responsable Zacharias. La précédente expédition n’a pas pu nous le dire.

– Ne faudrait-il pas garder un contact permanent avec la navette ? Pour éviter un nouvel échec ?

Un léger tic vint faire frémir la paupière du responsable.

– Notre équipage est sur un terrain inconnu, il doit pouvoir se concentrer sur leur mission. Maintenir un contact permanent demande de l’énergie. Leur réserve n’est pas infinie et nous ne savons pas ce qui les attend de l’autre côté.

– Tu as tout noté, Vasilios ?

L’assistant hocha humblement de la tête.

– Ne vous méprenez pas, Zacharias. Je ne suis pas là pour vous dire comment faire votre travail, mais je veux m’assurer que vous comprenez l’importance capitale de la réussite de cette mission.

– La vie de quatre mages est en jeu, je peux vous assurer que nous faisons tout notre possible. Si vous voulez bien m’excuser, adressez-vous aux maîtres Simon et Kléon si vous avez d’autres questions.

    Le responsable s’éloigna plus vite que ne l’exigeaient les convenances pour s’approcher de maître Elias.

– Combien de temps avant le prochain contact ?

– D’ici une minute environ. Tiens-toi prête, Agathe.

Ce rappel n’était pas nécessaire, Agathe balayait déjà les différentes fréquences. A l’heure dite, un grésillement se fit entendre. Le silence se fit dans la salle.

– Ici Rafail, rien à signaler. Nous suivons toujours le cours du puits de lumière. Prochain contact dans cinq minutes. Terminé.

– Ici Elias, bien reçu.

La tension diminua dans la salle.

– Où en sont les réserves d’énergies ?

– À cinquante pour cent, maître Elias. J’enclenche un nouveau cristal ?

– Tout à fait.

Dans une caisse contenant une vingtaine de petites pierres jaunes soigneusement alignées, Agathe se saisit de l’une d’elles et l’inséra dans le tableau devant elle. D’un geste parfaitement maitrisé, elle l’activa à l’aide de sa magie et la synchronisa sur le cristal de communication. Elias vérifia son travail et hocha la tête pour approuver le résultat, comme d’habitude.

    Le temps avançait. Le portail éclairait toujours de sa lumière colorée le paysage alentour. Régulièrement, les mages redessinaient par dessus leur sortilège pour le recharger en énergie et maintenir le portail. Qui sait ce qu’il se passerait si le portail se refermait alors qu’un vaisseau voyage à l’intérieur ? En tout cas pas Agathe. Le voyage semblait interminable. A deux reprises, certains admirent l’éventualité pour l’équipage de faire demi-tour. Zacharias s’y opposa farouchement. Alors que le général acquiesçait, un nouveau grésillement se fit entendre.

– Ic… du port… vue.

– Ici Elias, répétez le message.

Elias se déplaça devant le poste d’Agathe qui recula brusquement. Ses réglages étaient-ils erronés ? Elle observa attentivement Elias.

– Ici… fail, la fin du portail… vue. Je répète… fin est en vue. C’est tout b…

– Que se passe-t-il, Elias ? demanda Zacharias.

Le maître d’Agathe lui lança un bref regard tandis qu’il s’échinait sur les réglages. Elle s’éloigna légèrement pour se rapprocher du responsable de mission.

– Euh, je crois qu’ils vont atteindre l’autre côté. Ils verraient la fin du portail, dit-elle tout bas. Mais la transmission est mauvaise, maître Elias essaie de l’améliorer.

Le général tendit l’oreille.

– Il y a un problème ?

La voix dans le cristal se fit brusquement plus nette.

– Vous devriez voir…

Le message s’arrêta brusquement. Le grésillement se tut.

– Ici Elias, répondez. Ici Elias, Rafail répond.

    Les minutes défilèrent. Puis les heures. Le cristal de communication resta désespérément silencieux.

– Elias à Rafail. Répondez.

Depuis plus d’une demi-heure, c’était les seuls mots qu’Agathe pouvait entendre distinctement. Dans son dos, elle entendait le général et Zacharias murmurer de plus en plus vigoureusement sans parvenir à les comprendre. Théodoros s’exclama finalement quelques instants plus tard.

– Soit vos experts en communication sont incompétents, soit l’équipage est perdu. Dans tous les cas, la mission est un échec. Des mois pour ça ?

– Voyons, général. Avec tout le respect que je vous dois, vous vous emportez. Ils ont peut-être juste un souci avec leur communicateur et sont en train de le réparer. Un peu de patience, je vous en prie.

– Je connais votre sérieux et j’ai connu votre père. Par respect pour lui, je veux bien attendre un peu, mais c’est du temps perdu. Soyez réaliste.

Le responsable balaya la salle du regard. Tous les yeux étaient braqués sur lui. Sauf ceux d’Elias, qui continuaient à balayer les fréquences dans l’espoir de capter un message.

    Deux heures, c’est le temps qu’il aura fallu pour que le responsable Zacharias admette l’échec de la mission. Le général était parti aussitôt, emmenant son assistant. Les autres étaient simplement figés sur place par le choc de la nouvelle. Certains se prenaient la tête dans les mains, d’autres fixaient le portail qui venait de se fermer. Elias fixait son cristal, le regard vide. Mais pas Agathe. Comment pouvaient-ils les abandonner ?

– Vous arrêtez comme ça ?

Elle avait parlé plus fort qu’elle ne l’aurait voulu, mais elle ne put s’empêcher de continuer.

– Vous les condamnez au bout de deux petites heures ? Vous n’avez aucune idée de ce qu’il se passe et vous osez prendre cette décision ? Il nous a fallu des mois pour préparer cette mission, des semaines à dix mages pour trouver la clé de ce portail, l’équipage s’est entraîné jour et nuit pour ça et vous les abandonnez au bout de deux heures ? N’avez-vous aucune honte ?

– Tu as fini, Agathe ?

– Ne la réprimande pas, Elias, intervint Zacharias. Ton apprentie a tout à fait le droit de penser ainsi. Malheureusement, jeune fille, nous ne pouvons pas maintenir la mission plus longtemps. Les mages sont épuisés et l’empire ne veut pas s’acharner.

– Est-ce s’acharner que de vouloir sauver nos compatriotes ? Ce sont des héros qui ont fait avancer nos connaissances plus que le dernier siècle tout entier. Et vous les laissez mourir parce qu’on vous dit de le faire.

– Agathe. Ça suffit. Tu t’es exprimée bien plus que nécessaire.

Maître Elias avait posé sa main sur son épaule.

– Maître Spiro, maître Takis, maître Helena, maitre Rafail. Je les connaissais personnellement, je connaissais leur famille. L’empire prendra soin de ceux qui restent, leur nom ne sera pas oublié. C’est tout ce que nous pouvons faire pour eux.

Le responsable Zacharias n’attendit pas la réponse d’Agathe et se dirigea vers la sortie. Après quelques instants d’hésitation, la salle se vida doucement et en silence. Agathe était figée de colère, la main de son maître toujours sur son épaule. Elle sortit de sa torpeur quand Myron lui tapota doucement l’épaule avant de s’en aller. Le chef ingénieur Kléon était à côté d’elle et attendait patiemment qu’elle le remarque.

    Il n’était plus que trois dans l’immense salle vide quand il prit enfin la parole.

– Le responsable Zacharias m’a demandé de te dire que tu pouvais rester un peu plus longtemps ici si ton maître est d’accord. Si l’équipage est sain et sauf, ils sont capables de rouvrir le portail. Mais ils auront peut-être besoin d’aide et il faudra quelqu’un pour leur répondre. Tu veux bien t’en charger ?

Une boule se forma dans sa gorge et des larmes pointèrent aux coins de ses yeux. Elle les tourna vers son maître qui opina avec un sourire.

– Bien sûr, évidemment !

Ses idées se mélangèrent. Par quoi commencer ? Elle voulait le remercier, crier sa confusion, préparer le matériel. Après quelques mouvements désordonnés et mots incompréhensibles, son maître lui prit les épaules.

– Respire, Agathe. Ils comptent sur toi.

– Oui, maître.

    Deux heures supplémentaires s’étaient écoulées. Kléon avait rapporté de quoi manger. Mais Agathe n’avala presque rien. Elle écoutait d’une oreille distraite Elias et Kléon discuter.

– Même à l’Académie, Rafail tapait sur les nerfs de tout le monde. Même des professeurs. Mais il était tellement doué en tout qu’ils ne pouvaient rien lui dire. Alors quand il a choisi la même spécialité que moi en dernière année, je me suis imaginé passer la pire année de ma vie.

– Et pourtant, on n’a jamais pu vous séparer, votre duo était connu jusque dans le département d’ingénierie.

– C’est vrai ?

Elias rit doucement, il cachait sa tristesse, tout du moins, essayait-il.

    La boite de pierres jaunes était à présent remplie de pierres vides. Elle venait d’installer la dernière dans son tableau de commande. La nuit tombait lentement sur le paysage qu’elle avait appris par coeur à force de scruter le moindre signe de l’autre côté. Elias et Kléon étaient silencieux, ils n’avaient plus ouvert la bouche que pour dire des banalités. Était-ce vraiment perdu ?

– Agathe, ça suffit, dit finalement Elias. Il faut savoir lâcher prise.

– Mais il reste encore une pierre ?

– Crois-tu que cela fera une différence ? S’ils étaient vraiment sains et saufs, nous aurions eu déjà eu des nouvelles.

– Mais…

– Tu es épuisé, nous le sommes tous, la coupa Kléon.

– Je veux essayer encore un peu, jusqu’à ce que la pierre s’épuise. S’il vous plaît.

– D’accord, mon apprentie, mais n’est pas trop d’espoir.

    La lumière de la dernière pierre vacillait, annonçant qu’elle allait bientôt s’éteindre. Agathe aurait voulu pleurer, mais elle devait rester forte. Elle avait tout essayé, elle avait fait de son mieux. Et puis elle devrait s’occuper de son maître, il avait perdu son meilleur ami. Un flash soudain illumina la salle de contrôle et la vallée alentour. Un grésillement familier se fit entendre.

– …ci… fail… vez… coup… temps…

Une faille mouvante de moins d’un mètre s’était ouverte en lieu et place du portail et le cristal de communication luisait.

– …nous…

Le cristal s’éteignit alors que la pierre avait consommé toute son énergie. Agathe se jeta sur le cristal, devançant son maître. De toute sa volonté, elle alimenta le cristal qui rougeoyait à nouveau.

– Ici Rafail, vous nous recevez ?

– Ici Elias, oui, oui, on vous reçoit. Par tous les Dieux !

– Elias, on a eu un problème. On n’a pas le temps de nous étendre, il faut rouvrir le portail, nous ne pouvons pas faire mieux de ce côté.

– Bien sûr, tout de suite ! Agathe !

Sans attendre un mot de plus, Agathe bondit de sa chaise et quitta la salle de contrôle pour chercher de l’aide.