L'Oiseau de Mort - Extrait du Chapitre premier

    Les premières lueurs de l’aube frappaient à peine les terrasses que la ville grouillait de monde. Les commerçants haranguaient les premiers voyageurs, tout en installant leurs étals de pierres magiques et d’étoffes luxueuses. Braillant plus fort que les autres, les vendeurs d’épices exhibaient leurs marchandises dans une débauche d’odeurs qui prenait immédiatement les narines. Je pressai le pas, les sens à vif. Un porteur passa devant moi sans me voir. Courbé sous la charge du lourd panier posé sur sa tête, il se fraya un chemin au milieu du flot capricieux de la foule jusqu’à y être engloutie à son tour. Trop d’agitation, de couleurs, de sons. Le calme de la campagne me manquait déjà, j’avais hâte d’en finir avec cet endroit.

Je circulais bien plus lentement que je ne le souhaitais et une autre âme pressée faillit me bousculer. Affichant ouvertement mon impatience, je redressai la tête et basculai mes épaules en arrière. La médaille de l’Ordre qui pendait à mon cou brilla d’une lumière surnaturelle, attirant immédiatement les regards. Les passants s’écartèrent alors avec déférence et je pus m’éloigner du plus gros de la foule rapidement.

    Après plusieurs détours, j’arrivais devant un établissement où naissait une agréable musique. Au-dessus de sa porte, une enseigne aux détails soignés annonçait le Poisson d’Or. J’en franchis l’entrée et respirai un doux parfum de menthe et de cannelle. Un danseur élégant frappait dans un tambourin depuis le coin dégagé de la grande salle, il était accompagné d’un joueur de flûte tout aussi joliment vêtu. Partout ailleurs, des sofas moelleux et des banquettes couvertes de coussins invitaient à la détente. Quelques-uns étaient même disposés dans de petites alcôves séparées par des voiles vaporeux et d’épais rideaux arborant des motifs complexes à l’image de ces légendaires poissons.

Les clients, peu nombreux à cette heure du jour, buvaient en discutant calmement. Je choisis un fauteuil libre, dos au mur, et m’y assis en agitant les multiples étoffes de ma tenue bariolée. À la vue de ma médaille, le tenancier s’empressa de me saluer et déposa un thé accompagné de gâteaux au miel sur ma table basse. Ces offrandes aux pèlerins étaient courantes, si bien que je le remerciais machinalement, sans même regarder son visage. Quand il trotta vers un autre client, je profitais enfin de la tranquillité du lieu.

    Je pris une gorgée de thé, savourai son arôme et survolai la salle d’un regard circulaire. Cet endroit devait avoir une certaine renommée, car des fonctionnaires, des gradés de la milice locale et quelques bourgeois semblaient le fréquenter. Deux d’entre eux s’installèrent à quelques pas de moi et entamèrent une conversation affectée. Je tendis une oreille curieuse tout en dégustant une douceur.

— La route vers Fatine est toujours coupée. Toutes les caravanes sont bloquées et la guilde fonctionne au ralenti, se plaignit un petit homme allongé sur un sofa. Je n’en peux plus de repousser mes affaires.

— Les Bassam sont encore derrière ça. Cette fois, ils ont engagé la Compagnie Oubliée. En plus, elle dépouille de toutes leurs marchandises ceux qui prennent la Grande route, dit l’autre homme coiffé d’un turban.

— Les Oubliés ? Vraiment ? Alors, ils ont leurs chances ! Les Sabres Rouges, eux, sont toujours à la solde des Mansour. Leurs troupes sont épuisées et si le ravitaillement est coupé… L’or ne suffira pas à assurer la loyauté de ceux-là face aux mages des Oubliées, répondit le petit homme.

— Si les Dieux sont avec nous, on en verra l’issue rapidement et les caravanes repartiront enfin ! s’enthousiasma l’homme au turban.

D’après leurs dires, j’avais heureusement échappé à un blocus mis en place par une énième compagnie de mercenaires. Mon pèlerinage m’avait fait traverser à plusieurs reprises les zones de conflits entre les Maisons — ces familles nobles qui se querellent sans arrêt pour un bout de territoire — et les mercenaires en étaient les principaux outils d’actions. Les malheureux villageois ne pouvaient qu’attendre en contemplant leur logis ou leur champ saccagé et pillé.

    Avec la Grande Route bloquée, les vivres n’étaient plus acheminés depuis les régions du nord. Et si le blocus s’éternisait, la famine n’était pas loin, tout comme les tensions en ville qui ne feraient que croître. Ô Dame. Était-ce là ma prochaine tâche ? L’occasion d’apporter mon aide ? Je réfléchissais à l’usage de ma magie éolienne que l’on pouvait faire en pareille situation quand un homme s’approcha.

— Puis-je partager un thé avec vous ?

Il portait des vêtements simples, mais mes yeux exercés devinaient la finesse et la qualité de l’étoffe qui les composait. Ses doigts étaient tachés d’encre et son dos était particulièrement vouté. Son regard, en revanche, brillait d’une lueur joviale derrière de petites lunettes rondes. J’indiquai cordialement le siège devant moi et inclinai doucement la tête.

— Je vous prie de pardonner mon intrusion, je n’ai pu résister à l’envie de me joindre à vous, reprit l’homme. Les serviteurs de la Dame ne sont pas courants au sud, c’est avec plaisir que nous les accueillons dans notre cité. Je pense pouvoir parler au nom du gouverneur en vous souhaitant la bienvenue à Adiba.

— Et je vous en remercie, répondis-je en inclinant de nouveau la tête.

    Il étudia mon manteau aux morceaux dépareillés et la médaille qui tournait négligemment entre mes doigts. Sa simple vue déclamait mon appartenance à l’Ordre des Trois Cercles, principale autorité religieuse de l’Empire et au-delà. Avec assurance, je le fixais à mon tour de mes yeux rehaussés de noir. Sans prononcer un mot. L’homme s’intéressa aux gâteaux posés sur la table pour masquer son malaise.

— Si vous vouliez goûter les mets les plus délicats de la ville, vous avez trouvé le bon endroit, moine. Le Poisson d’Or possède le meilleur des pâtissiers et les divertissements y sont raffinés.

Il inspira profondément et reprit :

— Mais j’oublie mes devoirs, je me nomme Nassar Ekma, administrateur de la grande bibliothèque d’Adiba. Pourrais-je connaître votre nom ?

— Talik.

Il coinça son menton dans sa main.

— Hm. Serait-ce possible ? Votre allure singulière a fait naître en moi certains soupçons. Je suppose être face au jeune homme qui a fait mille prouesses durant son saint pèlerinage. Êtes-vous bien ce moine initié dont on parle tant ? Pardonnez encore une fois ma curiosité, mais si j’apprécie les histoires dans les livres, j’aime encore plus les entendre de la bouche même de ceux qui les ont vécus. Si vous aviez la bonté de m’en conter ne serait-ce qu’une fraction.

Je restai impassible malgré la contrariété. La vantardise ne faisait pas partie de mes exercices favoris et cela ne m’aiderait en rien à trouver ma prochaine action juste. Ma mission devait profiter à ceux qui n’avaient pas les moyens de s’offrir les services d’un mage. Cet homme-là n’avait pas ce genre de contrainte.

— Je crains que ce ne soit d’une banalité navrante. Les rumeurs sont fortement exagérées. Mais je devine que vous êtes un homme de savoirs, peut-être pourriez-vous m’en dire davantage sur cette ville. C’est la première fois que j’y séjourne, elle m’a tout l’air d’être fascinante.

Ses gestes exprimaient un mélange de surprise et de joie. Pendant qu’il cherchait ses mots, je portais ma tasse à la bouche, tirant sur le kèche qui me cachait le bas du visage. L’administrateur Nassar s’installa plus confortablement, visiblement ravi d’avoir un auditoire.

— Adiba est une ville fascinante, il va sans dire. Un îlot de paix et d’opulence construit par le dur labeur et le talent de ses habitants. Vous n’avez pu échapper à l’animation qui y règne. Dans ce cas, sachez que les esprits y bouillonnent tout autant. L’Académie d’Adiba n’a rien à envier aux capitales du nord. Elle se trouve dans la haute ville, tout comme ma bibliothèque et le temple des Trois Cercles. Je me ferais une joie de vous faire visiter.

Il fit une pause, avala une gorgée dans sa propre tasse, puis continua d’un ton plus grave :

— Malheureusement, les échos de l’agitation des terres environnantes n’épargnent pas la ville. Le gouverneur fait ce qu’il peut, mais les Maisons sont peu dociles et nos traditions guerrières résistent fortement à la Loi de l’empire. Ces mercenaires profitent de la neutralité impériale pour recruter de nouveaux éléments et dénicher des contrats ici même. Mais je suppose que votre voyage à travers Janaad vous a appris tout cela ?

— Comme le veut la coutume, mon pèlerinage m’a fait prendre toutes les routes. Je n’ai pu échapper aux affaires du monde qui touche les plus humbles serviteurs bien différemment de leurs maîtres.

— J’ai ouï dire que votre passage a grandement bouleversé ces pauvres gens. Preuve en est votre étonnant costume. Ce sont des kabas, n’est-ce pas ?

Il désigna les étoffes colorées assemblées sur mon manteau. Chacune d’entre elles m’avait été confiée par un pécheur qui souhaitait les retrouver suspendus à l’arbre sacré d’un temple. Mais il y en avait si peu sur mon chemin que j’avais pris l’habitude de les nouer à ma propre tenue. Une manière d’expier mon intime noirceur à la lumière purifiante de la Déesse.

— J’ai fait miens leurs péchés. Et ainsi la Dame voit. L’orgueil n’a pas sa place au côté de la foi véritable. On ne trouve que tristesse et humilité, mais telle est ma tâche.

— « Pourtant d’un mal peut jaillir un bien, alors telle est ma voie. » Les paroles d’Alvi Esen sont pleines de sagesse. Vous êtes un individu aussi pieux que cultivé. L’Ordre nous envoie un homme formidable et j’ai la joie de l’accueillir dans ma ville.

Il se pencha au-dessus de la table pour me baisser la main. J’exécrais cette habitude de toucher les serviteurs des dieux, comme si un peu de sainteté pouvait déteindre sur eux et les transformer miraculeusement en personnes respectables. C’était une tradition ancienne et certains moines s’en délectaient. Pour ma part, je ne pouvais que la tolérer et cacher mon dégoût derrière mon kèche. Si cet archiviste ne paraissait pas être un mauvais homme, ses manières cajoleuses et son attitude faussement soumise me le rendaient désagréable, comme la plupart des citadins. Je retirais la main avec hâte.

— La Dame vous en sait gré. Mais je vous en prie, asseyez-vous et continuez donc votre histoire. Ces mercenaires dont vous parliez, ils sont si nombreux que vous le dites ? Je n’ai aperçu aucun recruteur en ville.

— Tout à fait, bien plus nombreux que ne le souhaiterait notre gouverneur, dit-il avec une mine navrée. Ils se complaisent dans les maisons de bourgeois conspirateurs. Ces compagnies attirent nos jeunes hommes qui rêvent de voyages et de trésors, et les querelles des grandes maisons pourvoient aux deux. L’armée régulière peine à garnir ses rangs et perd de l’influence, ce qui n’arrange guère les choses. Notre gouverneur comme l’empire qu’il sert est impuissant devant l’attitude belliqueuse des seigneurs de Janaad. La guerre est dans notre sang, je le crains.

    L’archiviste Nassar s’enthousiasma ensuite sur le passé de la ville à grand renfort de détails et d’anecdotes insolites, attisant mon goût prononcé pour les récits. Puis, il me conta les origines des plus anciennes maisons et les grands conflits qui forgèrent l’histoire de la région. Quand il prit finalement congé pour répondre aux devoirs de sa fonction, il m’invita à le rejoindre dans la haute ville, quatre jours plus tard. À présent, la salle était comble. Le danseur et le musicien avaient été remplacés par un trio jouant de la cithare, du luth et d’une longue flûte en roseau. La musique et les éclats de rire rendaient l’ensemble plus éprouvant à mes oreilles. J’aspirais à un peu de calme et décidai de partir.

    L’air était étouffant. Le soleil, à son zénith, était caché par d’immenses toiles enjambant des rues bondées et sans aucun souffle de vent. Divers animaux s’étaient ajoutés à la foule, n’améliorant ni le bruit ni les odeurs. Je bifurquai vers les passages moins fréquentés, en quête d’une auberge calme où attendre des heures plus fraiches. Je franchis la porte d’une bâtisse portant l’enseigne d’un astre rayonnant surmonté d’un toit. On me mena à une petite chambre aux meubles usés et aux murs défraîchis.

Une fois seule et après avoir vérifié toutes les ouvertures, je retirai mon costume. Mon lourd manteau gisait sur le lit à côté de mes autres vêtements. Je libérais ma poitrine menue, solidement maintenue par un épais bandeau. Mon image se refléta dans un miroir taché.

Une étrangère.

Je nettoyais le maquillage de mon visage avec une pointe de dégoût. Le moine aurait dû n’être qu’un rôle, mais je le tenais depuis si longtemps qu’il était devenu mon véritable moi. La jeune femme que je voyais en face de moi était une inconnue aux traits vaguement familiers. Cette vision m’était désagréable, tout comme les souvenirs qu’elle évoquait.

Ce n’est plus ce que je suis. Je suis Talik, le puissant mage de l’air. Un moine que l’on respecte et que l’on craint.

À l’aide d’une éponge à peine humide, je frottais ma peau sans douceur jusqu’à la faire rougir. Elle était bien trop lisse, bien trop immaculée pour l’être qu’elle abritait, pour ce qu’elle avait vécu. Mon regard comme mon éponge évitaient soigneusement les deux fines cicatrices sur mon poignet gauche. Ce fut avec hâte que je revêtais ma tunique. Étendue sur le lit, mon manteau posé tout contre moi, la gêne s’atténua. Cette lourde étoffe me dérobait aux yeux des autres par d’éblouissantes promesses de paix et d’immortalité de l’âme.

Mon armure étincelante. La lumière qui cache l’ombre.

A.K.