Perdu dans un mirage

    Un vaste manteau de nuages masquait la géante gazeuse sans nom qui, à cette époque de l’année, emplissait la majeure partie du ciel de E1-125. Un portail de taille modeste vint troubler cette monotonie cotonneuse et plusieurs vaisseaux de l’Empire en jaillirent dans un vrombissement sourd.

Je frissonnais. Ce n’était pas à cause de la température glaciale qui régnait à l’extérieur. J’avais juste toujours détesté les voyages intersphères. Contrairement à mes deux compères, je n’étais pas un mage et j’avais toujours eu peur de me retrouver bloquée entre deux mondes. Imaginez que l’un des portails vienne à rompre la liaison ! Encore une fois, nous avions franchi le passage sans encombre, à mon grand soulagement.

    Girish étira ses membres engourdies par une longue méditation. Il réajusta machinalement son turban et lissa ses vêtements. C’était le plus jeune pilote de l’expédition 125 et je n’étais pas insensible à son charme juvénile. Je me gardais bien de le montrer quand je vins à sa rencontre, Ezhil rapidement sur mes talons.

— On va pouvoir y aller ? lança ce dernier. J’aimerais qu’on boucle ça au plus vite pour quitter ce glaçon.

Ezhil était notre doyen et le responsable de notre équipe. Après une brève période dans l’armée, il a été affecté au corps d’exploration par l’administration de l’Empire. Il ne manquait jamais de nous rappeler la discipline qu’il avait acquise. Bien que je ne le portais pas dans mon coeur, j’admettais qu’il savait inspirer le respect, la plupart du temps. De toute façon, étant l’une des seules femmes de l’expédition, il aurait déplacé de ma part qu’il en soit autrement. On attendait de moi que je respecte tous les hommes de l’expédition.

— Tiens, Girish, dis-je en tendant un manteau épais au pilote.

— Mais à quoi ça sert si je quitte pas le vaisseau ?

— C’est pas à moi qu’il faut le dire, répondis-je.

— Tu fais ce qu’on te dit, ajouta Ezhil.

    Avec aisance, Girish joua de ses doigts sur les commandes du vaisseau qui décolla dans un concert de crépitements magiques. Ezhil se tenait sur le fauteuil à côté de lui et consultait le plan de vol. C’était, du moins, ce qui se rapprochait le plus d’un plan de vol quand aucune carte n’existait. Pour ma part, je me penchais au-dessus d’un hublot placé sous l’appareil, spécialement conçu pour la cartographie. Papier et crayon affuté, j’étais chargée de créer une partie de la carte de ce nouveau monde, comme les trois autres équipes envoyées dans les autres directions.

Les conditions météo n’étaient pas optimales. À plusieurs reprises, Girish dut faire demi-tour et voler plus bas pour passer sous un nuage et me permettre de noter les informations sur le terrain.

— C’est moi ou il fait encore plus froid ? remarquais-je alors que nous survolions une plaine lisse.

— Il fait plus froid en altitude, c’est normal, me répondit Girish avec condescendance.

Je resserrais les pans de mon manteau et gardais le silence. J’avais l’habitude de voler, pourtant, il faisait bien trop froid.

— Je crois que Farhana n’a pas tort, finalement, le temps se gâte.

Ezhil leva le nez de ses mesures pour regarder par le pare-brise.

— Il faudrait peut-être dévier ou faire demi-tour, non ? ajouta Girish.

— Pas tout de suite, on va d’abord aller aussi loin que possible. Tant que mes capteurs et les yeux de Farhana s’en sortent, on continue. Je ne veux pas avoir à recommencer.

La réponse d’Ezhil n’amenait pas à discussion. Girish se contenta de marmonner tout bas. Je ne pouvais pas quitter des yeux mon ouvrage très longtemps, mais j’eus le temps d’apercevoir un large amoncellement de nuages noirs droit devant nous.

    La luminosité diminua comme au crépuscule. Pas besoin de lever la tête pour deviner que nous étions tout prêt de la tempête.

— Bon, je fais demi-tour, annonça Girish. On ne peut pas aller plus loin.

— Bien, grommela Ezhil. Farhana, tu as entendu ?

— Oui, monsieur.

On entendait déjà les craquements du tonnerre et quelques flocons passèrent devant mon hublot. Girish manoeuvra pour se placer dans le couloir de retour. Je profitais de ce court répit pour aller boire un peu d’eau à l’arrière du vaisseau. À peine m’étais-je redressée qu’une violente embardée me fit perdre l’équilibre. Une douleur aiguë me transperça le crâne et je sombrais dans l’inconscience.

Je m’éveillais au son de la colère d’Ezhil.

— Comment ça, tout a grillé ? C’est quoi ces conneries ?

— Tout ! Vraiment tout ! Je ne savais même pas que c’était possible ! Ce machin est une coquille vide ! hurla Girish pour se faire entendre malgré le vent hurlant dans le vaisseau.

Je soulevais la tête pour voir d’où il pouvait provenir. La douleur me donna le vertige. Un marteau semblait me frapper le crâne tandis que mon genou droit semblait écrasé par un énorme poids. Je respirais profondément, à plusieurs reprises, les yeux clos, avant de chercher à nouveau à me redresser quand les nausées furent plus supportables. Le vaisseau était étrangement tordu. Des impacts constellaient le pare-brise et le hublot d’observation avait presque entièrement disparu.

— Ah, au moins Farhana se réveille. Tu m’entends ? demanda Ezhil.

J’hochais de la tête, m’arrachant une grimace de douleur.

— Oui… gémis-je. Comment…

Un sifflement aigu réagit au son de ma voix et m’empêcha de continuer.

— On s’est crashé, répondit malgré tout Ezhil. Girish dit que tout le réseau de l’appareil à griller quand un simple éclair nous a touché.

— C’était un putain d’orage magique, ouais ! Si j’avais réagi moins vite, j’aurais grillé avec le reste du circuit et vous ne seriez pas là pour en parler !

Le pilote donna un violent coup dans son fauteuil qui tourbillonna sur son axe en couinant.

— On se calme, gamin ! C’est pas comme ça qu’on va avancer. Rassemble les données de Farhana et ouvre-moi cette porte. On va essayer de savoir où on se trouve. Avec un peu de chance, on ne s’est pas trop éloigné et les autres équipes pourront nous retrouver quand ils remarqueront notre absence. Fille, tu peux te lever ?

— Je… je ne sais pas.

— On va essayer ensemble. Tu sauras sans doute mieux que nous à quoi ressemblait le terrain quand on était encore sur la bonne route.

Je n’eus pas le temps de m’étonner devant la sollicitude inhabituelle d’Ezhil qu’un froid glacial nous frappât de plein fouet. Girish avait ouvert la porte.

— S’il n’était de glace, je savourerais ce vent, lança le pilote tout en retenant la capuche fourrée de son manteau.

    Nous étions au pied d’une large colline recouverte d’arbres épineux et parsemée de roches affleurantes. Devant nous, d’une vaste plaine neigeuse s’élevait une brume épaisse. Rien. Cela ne me disait rien. Même en regardant mes notes, il était impossible de savoir si nous étions proche du plan de vol.

Nous avions sûrement dérivé de plusieurs kilomètres et les équipes de recherches n’avaient aucune chance de nous trouver si le vaisseau ne pouvait même pas émettre un signal de détresse. Voilà la conclusion à laquelle Ezhil et Girish en étaient arrivés.

Girish s’attela à réparer le signal de détresse, tandis qu’Ezhil fouillait dans les pièces de rechange quelque chose qui pouvait réparer le communicateur. Tout ce que je pouvais faire, c’était les regarder faire. Je n’avais aucune compétence en magie et mon genou avait tellement enflé que j’étais devenue incapable de le plier.

    Le ciel s’était dégagé quand la nuit tomba, si on pouvait appeler ça la nuit. Le soleil avait disparu derrière l’horizon, mais la géante gazeuse illuminait la planète, teintant la neige de feu. Le vent s’était fait simple brise, mais le froid était toujours cinglant. Les deux mages avaient abandonné leurs idées de réparations et réfléchissaient à une solution pour rentrer par nos propres moyens. Ils se rendirent à l’évidence qu’il leur faudrait des jours et des jours pour retrouver le camp, s’il le trouvait, et cela même en m’abandonnant. Je ne fus pas choquée que l’idée leur vînt à l’esprit. Après tout, je n’étais que la linguiste et une femme, de surcroît. Mais je fus bien plus attristée que l’idée vienne de Girish. Mon intérêt pour lui s’en trouva refroidi autant que mes orteils. Si seulement l’un des deux était un mage silvien ! Il pourra au moins réchauffer le vaisseau, soupirais-je intérieurement.

Après quatre jours d’espoir vain, un évènement inattendu se produisit. Depuis notre arrivée, la planète semblait peuplée uniquement de rongeurs et de rares oiseaux, pourtant une série d’aboiements nous extirpa de la torpeur dans laquelle le désespoir nous avait glissé. Ezhil bondit sur ses jambes et regarda par la fenêtre, rapidement rejoint par Girish.

— Farhana, on va finalement avoir besoin de toi.

Les deux visiteurs nous étaient semblables, si ce n’était leur peau plus sombre et leurs yeux presque noirs. Ils étaient arrivés sur des traîneaux tirés par cinq pairs d’une sorte de chiens. Tout juste nous avaient-ils aperçus qu’ils nous tendirent de larges peaux de bêtes. Odorantes, mais tellement chaudes ! Leur dialecte me confirma qu’ils étaient les descendants d’une colonie oubliée du vieil empire. Si de nombreux mots avaient évolué avec les siècles, je pus dialoguer avec eux après quelques échanges en ancienne langue.

Après un long échange, ils proposèrent de nous recueillir le temps de nous réchauffer et de soigner mes blessures. Laissant une note pour d’éventuels secours, nous quittions le vaisseau sans regret. Ils m’installèrent sur le premier traîneau tandis que Girish et Ezhil se partagèrent la place sur le second. La route jusqu’à leur village fut aussi brève que fascinante. Je n’avais jamais vu de traineau tiré ainsi par autant d’animaux. Et l’effort ne semblait pas les déranger, au contraire, il semblait impatient de repartir quand leur maître s’arrêtait pour observer aux alentours.

    Nous fûmes accueillis avec autant de bienveillance dans le village. Les femmes et les enfants nous observaient avec le sourire tout en détachant les chiens et les hommes nous guidaient vers un immense dôme entièrement fait de glace — comme la plupart des maisons alentour. À ma grande surprise, il faisait chaud et sec à l’intérieur. On nous apporta à boire et à manger. Une femme s’avança vers moi avec un petit paravent de bois qu’elle posa de manière à m’isoler du reste de l’assemblée.

— Je être guérisseuse de tribu, fit-elle d’une voix douce et rassurante. Je soigner vous puis vous reposer.

    La guérisseuse déposa des pierres grises en forme de pavé tout autour de moi, elles dégageaient une chaleur agréable. D’autres, plus petites, pendaient à une sorte de trousseau à sa ceinture. Tandis qu’elle m’aidait à retirer le bas de mes vêtements pour soigner mon genou, je lui demandais en ancienne langue :

— Ces pierres sont fascinantes, qu’est-ce que c’est ?

— Ah, ça ? Ce sont des köttgud.

— Je ne comprends pas ce mot.

— Hmm. Des morceaux de déesse de terre. Des pierres magiques de montagne sacrée.

Cela m’évoquait quelque chose. Les mages appelaient ça des catalyseurs. Si j’avais vu juste, ces pierres étaient ce dont Girish et Ezhil avaient besoin pour contacter le camp.

    Les indigènes nous avaient conduits dans une petite hutte pour la nuit, généreusement fournie en pierres chauffantes. Quand je leur expliquais ma découverte, mes deux compagnons confirmèrent mon intuition.

— Avec l’une de ces pierres, nous pourrions réparer le communicateur, s’exclama Girish en saisissant la première qu’il avait à sa portée.

Ezhil prit un air grave.

— Farhana, demain, tu leur demanderas de nous en fournir deux pour que nous puissions contacter le camp et activer la balise de détresse.

— Mais, non, le contredit Girish. C’est à leur montagne qu’il faut leur demander de nous emmener. On se fournira nous même en pierres et comme ça on saura où en trouver d’autres. On aura une sacrée récompense pour une telle découverte !

— Ne sois pas idiot. Si cette montagne est sacrée, aucune chance qu’il nous indique le chemin. Ils ne sont tout de même pas aussi naïfs.

— Pourquoi ça intéresserait l’Empire ? demandais-je naïvement. On en trouve partout des catalyseurs

— Tu n’es pas mage, tu ne le sais donc visiblement pas. Les catalyseurs sont en fait assez rares. Les ressources de notre sphère patrie sont épuisées depuis le Premier Empire, on est obligé de démonter d’anciens objets pour en faire de nouveau. Et on ne trouve pas des roches avec ces propriétés sous la première mousse venue.

J’écoutais la suite de l’exposé d’Ezhil avec attention. Un sentiment mitigé me traversa. Ce que je comprenais, c’était que les jours de cette montagne sacrée seraient comptés à partir du moment où nous retournerions au camp avec cette information. Je pensais à ces villageois avec tristesse, l’Empire allait les déposséder en échange de la civilisation.

— On s’en est sorti sans jusque-là, non ? osais-je.

Les deux mages me regardèrent attentivement. Girish paru particulièrement offusqué par ma proposition, tandis que notre chef garda un son air impassible.

— Tu voudrais cacher cette information à l’Empire ? Je ne sais même pas comment tu oses prononcer ces mots à voix haute.

— Tu as raison, commença Ezhil.

— Évidemment ! le coupa Girish.

Ezhil l’ignora et continua.

— Il faut être prudent. Nous ne pouvons pas donner n’importe quelle information à l’Empire.

Le pilote se tourna vers lui, les yeux exorbités.

— Mais..!

— On ne sait rien de cette montagne ou de la taille du gisement qu’elle contient. Si ça se trouve, ils l’ont déjà vidé. (Il désigna les pierres autour de nous.) Libre à toi, Girish, d’annoncer la nouvelle. Mais si leur montagne s’avère être un simple monticule vide, le ridicule ne tombera que sur toi.

Le jeune pilote voulut dire quelque chose, mais se ravisa. L’argument d’Ezhil avait visiblement touché son orgueil et il y réfléchissait. Je ne pouvais m’empêcher de penser que notre chef n’avait pas tout dit. Peu lui importait le ridicule, il avait déjà été remercié par l’armée de manière fort peu cérémonieuse. Avait-il, tout comme moi, une certaine compassion pour ces gens ? Je m’endormis avec cette double sensation de soulagement et de doute.

    Je m’éveillais avec une forte migraine. La couchette du vaisseau était toujours aussi inconfortable. Je me frottais les yeux pour chasser les dernières bribes de sommeil et de ce rêve étrange. Une nouvelle journée à attendre dans le froid et l’ennui qu’un vaisseau de reconnaissance nous trouve, me dis-je avec amertume. Je fus surprise de voir les deux mages travaillés d’arrache-pied sur la console de commande, je pensais qu’ils avaient abandonné tout espoir de réparation.

— Par les Quatre, je crois que j’ai quelque chose, s’écria Ezhil.

— Le Destin est enfin avec nous ! s’enthousiasma Girish.

Curieuse, je glissais au bord du lit. Je pliais avec précaution mon genou droit et découvris avec joie que la douleur avait presque disparu. Le pilote se leva et je vis une lumière rouge battre en rythme sur la console. La balise de détresse !

— Je capte le camp de base, ça y est !

— Dis leur bien que je me souviendrais de leur idée de mettre des catalyseurs de secours non standard dans un endroit aussi improbable.

Il agitait un petit pavé de pierre grise qui éveilla en moi un sentiment mêlé de soulagement et de tristesse.

A.K.