La grande Fracture
12 Septembre 2025Aucune lumière n’irradiait des parois, mais l’odeur âcre du Morvek embaumait l’obscurité. La première chasseuse se tourna vers son frère.
— Où ? signa Lyra.
Les narines de Kaën frémirent.
— Proche. Attendre.
Lyra se ramassa près du sol pour se placer à la hauteur de sa proie. Une étroite galerie fendait la roche au devant d’eux. À l’entrée, une tache irrégulière dégageait une faible chaleur. Le Morvek était passé par ici.
Kaën se tendit en devinant l’intention de sa sœur.
— Attendre ! signa-t-il à plusieurs reprises.
Lyra l’ignora. Le corps de la chasseuse évoluait avec la souplesse de l’eau sans émettre le moindre son. Elle se glissait dans l’air aussi aisément que la pointe d’une flèche. Kaën retint son souffle.
La traînée fumante guida Lyra dans une cavité humide. La pente sous ses pieds menaçait de la faire glisser entre la foule de stalagmites jusqu’au bassin opaque qu’elle devinait une dizaine de mètres plus bas.
Un frémissement sonore se réverbère entre les concrétions calcaires. Avec précaution, la chasseuse s’approcha. Le moindre faux pas, tout ce qui se trouverait dans cette grotte serait alerté de sa présence, si elle ne tomba pas simplement dans l’eau stagnante.
Elle contourna une veine de cristaux tranchants et il était là. Inconscient du danger, le Morvek frottait son horrible museau sur le calcaire, recouvrant de lait ses tentacules nasaux.
Le monstre agita soudain la tête. Du mucus jaillit de ses tentacules, attaquant aussitôt la roche friable. Il tira une langue charnue et baveuse pour enduire des griffes plates. Lyra nota l’emplacement exact dans son esprit. Elle reviendrait plus tard avec une pioche pour récolter les cristaux précieux qu’il avait flairés en dessous.
Lyra expira lentement. Sa main se raffermit sur sa courte lance. Ses genoux se plièrent. Le Morvek planta ses griffes dans la pierre fumante. Alors, elle bondit. La pointe s’enfonça avec précision entre deux plaques de chitines. Le monstre se secoua pour atteindre Lyra avec ses jets d’acides, mais la jeune femme appuyait de toutes ses forces pour bloquer sa proie sur place.
Pendant de longues secondes, seuls le chuintement de l’acide, le clapotis de l’eau et le raclement des griffes troublèrent les ténèbres. La respiration de Lyra resta silencieuse malgré l’effort, en digne héritière du peuple souterrain.
Enfin, le Morvek cessa de se débattre. Un dernier spasme vida les tentacules d’un liquide épais avant de retomber, inanimé.
— Je t’avais dit d’attendre, réprimanda Kaën à voix basse. On chasse toujours le Morvek à deux. Regarde pourquoi.
Il désigna la jambe gauche de Lyra où de l’acide l’avait effleuré et brûlé son pantalon. Des cloques se formaient déjà sur sa peau à découvert. Envahie par l’esprit de la chasse, elle n’avait pas senti la brûlure.
— Pas grave, se défendit-elle.
Elle tira le couteau à sa ceinture et trancha la langue pendante du monstre. Une gelée poisseuse s’en écoula. Elle pressa l’organe comme un fruit mûr au-dessus de sa plaie. Son visage se tordit de douleur.
— Voilà, signa-t-elle d’une main raide. — Ça ne suffira pas. Je vais le faire, décida son frère en s’emparant de langue.
Elle recula et manqua de glisser, elle se rattrapa de justesse à une stalactite au ras du sol.
— Non ! La poche. Plus urgent.
Une odeur nauséabonde s’échappait déjà du museau du monstre. Si la poche d’acide n’était pas rapidement retirée, elle contaminerait toute la chair. Et cette chasse aurait été vaine.
— Bien, se résigna Kaën. Mais après, on rentre. Ce passage nous est inconnu.
Lyra hocha vivement la tête et bascula le Morvek. D’un mouvement précis du poignet, elle décolla la seconde plaque de son ventre et entailla le côté droit. Tandis qu’elle maintenait l’ouverture, Kaën glissa une sorte de pelle fendue dans les entrailles du monstre. Le métal crépita. Il sortit la poche qui suintait déjà de son dangereux liquide.
— Vite, fit Lyra.
Il pressa sur le cordon à l’aide d’un fragment de calcaire. Il fondit en quelques instants quand l’organe se vida se mélangea au lait karstique. Kaën s’éloigna vivement pour se protéger de la vapeur agressive.
Ils ne leur restaient qu’à prendre cette nouvelle route qu’il avait ouverte jusqu’au nid avec cette proie de choix. Lyra posa sa main sur la hampe de sa lance pour la dégager. Une série de clapotis rapprochés monta de l’ombre. Elle se figea. Ce n’était pas le bruit de l’eau.
Son frère la fixa avec effroi. Leur cœur d’ordinaire discret cognait si fort qu’il résonnait à leur oreille.
— Guetteur, signa Kaën. Derrière.
Ses doigts tremblaient.
Nul n’ignorait ce qu’était un Guetteur. Les parents tapotaient la pierre pour effrayer les enfants turbulents. Et si cela ne suffisait pas, le nid entier répondait par le même geste jusqu’à ce que chacun entende ses centaines de pattes imaginaires fondre sur eux. Ce démon maintenant bien réel leur bloquait toute retraite jusqu’au nid.
Lyra s’ébranla la première. Elle agrippa son frère et fuit à l’opposé du funeste son. Après avoir traversé une galerie étroite, ils débouchèrent sur une petite caverne faiblement éclairée par des champignons luminescents. Le Guetteur sur les talons, ils ne laissèrent pas le temps à leurs yeux de s’accommoder et continuèrent leur course en se fiant à leur instinct.
Le clapotis devint grondement.
Lyra trouva enfin un autre passage en haut d’une corniche. Elle jeta son couteau en contrebas pour perturber le monstre aveugle et s’engouffra dans le passage avec son frère. Les deux adelphes parcoururent les grottes et les failles sans reprendre une seule fois leur souffle. Même si la ruse avait retenu la bête, elle les suivait toujours. Et se rapprochait.
Ils fuyaient par des chemins inconnus de leur nid où chaque pas pouvait être le dernier. Le Guetteur n’était pas le seul monstre à hanter le monde souterrain.
Une lumière perçait au bout d’un boyau étroit. Une lumière plus chaude que celle des champignons, plus claire que celle des cristaux. Ils n’en avaient jamais vu de pareil. Le démon funeste les talonnait.
Lyra n’hésita pas et fonça droit devant. La lumière envahit le monde et brûla ses yeux. Elle les protégea d’un bras tout en tâtonnant de l’autre pour suivre la paroi.
— Lyra ! cria son frère derrière elle.
Une détonation couvrit sa voix. Lyra chercha son frère autour d’elle. Sa vision n’était plus qu’un vaste mélange de taches mouvantes et scintillantes.
Le grondement du Guetteur surgit, immédiatement dépassé par de nouvelles détonations frappant autour d’elle. Mue par une peur viscérale, elle se détacha de la pierre et se précipita en avant. Elle pria les dieux pour que son frère soit juste derrière elle.
Ses pieds agiles mais épuisés foulèrent une terre granuleuse, puis elle rencontra une surface molle comme de la mousse. Le sifflement des explosions s’adoucit et des sons étranges atteignirent ses oreilles. Des sons inconnus, vivants et chantants.
Une masse plus sombre l’attira. Un vent frais balaya la sueur de son front. La douleur de sa jambe se réveilla en même temps que son souffle s’apaisa. Le guetteur ne semblait pas l’avoir suivi, mais l’entendrait-elle se mouvoir sur cette curieuse mousse ?
— Ka-ën, tenta-t-elle d’articuler.
Elle plissa les yeux, mais ne le trouva pas. Elle ne vit que des colonnes rugueuses entourées d’un brouillard verdâtre. Lyra rassembla son courage et fit demi-tour. Des cris aigus éclataient d’un côté, puis d’un autre, comme s’ils se répondaient, ses pas crissaient malgré ses précautions.
Dans la panique, elle n’avait pas fait attention, les colonnes se ressemblaient toutes. Elle était perdue dans cet endroit surréaliste. Son cœur ralentit encore. La peur retombait, remplacée par la solitude et la fatigue. Elle s’appuya sur la surface rugueuse et tiède d’une colonne pour éviter de s’écrouler. Et toujours cette lumière aveuglante qui brûlait ses yeux. Que devait-elle faire ?
Lyra ne se souvenait pas s’être endormie. Pourtant, elle se réveillait. Tous ses muscles la lançaient comme si un troupeau de Morveks l’avait piétiné. La lumière était moins agressive. Elle pouvait la voir par une petite ouverture rectangulaire perçant l’étrange grotte lisse où elle se trouvait. Sa main chercha son couteau pour se rassurer, mais il n’était plus à sa ceinture. Elle se redressa et sentit un contact froid sur sa jambe. Sa blessure avait été nettoyée et une pâte verte dégageait une vapeur rafraîchissante sur sa peau engourdie.
L’immense plafond lumineux avait pris une teinte grise plus supportable. Un parterre coloré et touffu de plantes inconnues s’étalait devant cette grotte. Une grande silhouette vaguement humaine prélevait des herbes dans un panier. Ses doigts étaient roses comme gorgées de sang. Était-ce une nouvelle sorte de monstre qui se préparait à la dévorer en la cuisinant ?
Eloriane se redressa et étira son dos endolori. Il lui fallait une bonne tisane. Malheureusement, son stock de gingembre se vidait à vue d’œil. L’âge la rattrapait plus vite qu’elle ne l’aurait voulu, mais la retraite n’était pas encore d’actualité.
La pharmacienne capta un mouvement furtif à la fenêtre de son officine. Sa nouvelle patiente était réveillée.
Elle l’avait trouvé étendue sur l’herbe, brûlante de fièvre et inconsciente. La pauvre créature ne pesait pas plus lourd qu’une enfant et sa jambe suintait comme attaquée à l’acide. Si Eloriane n’était pas intervenue, le membre aurait fini rongé jusqu’à l’os.
C’était la première fois qu’un Gris parvenait à s’enfoncer si loin hors du monde souterrain sans se faire tuer par les Gardiens. Gris et monstre se faisaient abattre sans distinction à la sortie des tunnels qui ne cessaient d’apparaître comme une plaie du passé impossible à refermer. Celle-ci avait eu une chance incroyable.
Avec une infinie précaution, Eloriane poussa la porte. La tête aussi basse que ses articulations lui permettaient, elle pénétra dans l’officine. La Grise tâtonnait nerveusement autour d’elle et jeta un coussin en direction de la porte. Elle peinait à garder ses paupières ouvertes. La faible lueur de l’aube était déjà trop intense pour ses yeux façonnés par l’obscurité. Ce n’est pas pour rien que les Gardiens les surnommaient parfois les Aveugles.
— Tout va bien, dit la pharmacienne en refermant la porte. Tu es en sécurité ici.
Elle descendit sur ses genoux pour paraître moins hostile devant la petite créature, puis glissa avec douceur un verre d’eau près de la jeune Grise effarouchée. Celle-ci, au contraire, se redressa de toute sa hauteur à peine plus haute que la pharmacienne et leva un menton provocateur. Elle agita ensuite ses doigts avec vigueur. Ses mains dansaient, claquaient, frappaient tandis que ses yeux passaient par plusieurs émotions.
— Est-ce ta façon de parler ? demanda Eloriane. Je ne comprends pas ce langage. Bois, tu en as besoin.
La Grise lorgna sur le verre, puis montra les dents. Alors, Eloriane le porta à sa bouche. Elle en but une gorgée avant de le replacer devant sa patiente.
— Tu vois, tu n’as rien à craindre. C’est juste de l’eau. Eau.
Elle mima comme elle le put ce qu’elle disait.
L’hostilité de Lyra s’apaisa, pas sa méfiance. Elle renifla la boisson. Elle n’était pas aussi pure que l’eau des souterrains, mais aucun poison ne semblait la souiller. Elle prit une lampée, puis une seconde avant de boire goulûment. Sa gorge sèche accueillit avec délice le précieux liquide.
L’étrange femme rose souriait. Elle était grande mais vieille. La petite serpe à sa ceinture était rouillée, c’était une arme pitoyable. Finalement, elle ne semblait pas hostile. Peut-être qu’elle pourrait la guider jusqu’à son frère pour qu’ils puissent rentrer au nid et oublier tout ça.
— Un autre comme moi. Où ? signa-t-elle.
Malheureusement, la femme se contenta d’agiter la tête, un air désolé sur son visage ridé. Lyra grogna de frustration. Si seulement la lumière n’était pas si aveuglante en dehors de cet abri, elle partirait sans attendre pour le trouver.
Lyra ne savait pas combien de battements s’étaient écoulés depuis leur séparation, mais c’était déjà trop long. Dès que la femme s’absentait, elle fouillait la grotte à la recherche d’une arme ou du moindre objet utile et, à la première occasion, elle s’enfuirait.
Enfin, un voile semblait couvrir l’éclat au-dehors. La lumière se teinta de rouge avant de se fragmenter en une multitude de points brillants sur un tissu d’ombre. Le moment était venu. Lyra se glissa au milieu des plantes parfumées.
— Attends ! l’interpella Eloriane.
Elle trotta à sa rencontre, une minuscule torche à la main qui exhalait l’huile.
— Où vas-tu ? Tu ne peux pas sortir comme ça, tu vas te faire capturer.
Lyra siffla entre ses dents.
— Plus de temps. Chercher mon frère, signa Lyra.
La pharmacienne fronça les sourcils en observant la Grise.
— Je ne comprends toujours pas. Tu veux rentrer chez toi ? Maison ?
Eloriane mima un toit et toucha son cœur. Lyra pencha la tête sur le côté, intriguée, puis secoua de la négative.
— Non. Frère. Disparu.
Lyra voulait faire confiance à cette femme. Elle l’avait soignée et lui avait offert de l’eau. Même si sa sauveuse n’était pas humaine, elle n’avait pas ignoré la plus basique des politesses. Peut-être même qu’elle savait où était son frère. Alors, avec une patience qui lui demanda un effort incommensurable, Lyra lui parla un signe à la fois, guettant les réactions de sa sauveuse pour se faire comprendre.
Eloriane était fascinée par la capacité de la Grise à raisonner et à s’adapter à elle. Ensemble, elles créèrent des gestes pour se comprendre, une langue unique née de leur différence. Bientôt, Eloriane comprit que sa nouvelle amie cherchait quelqu’un, un membre de sa famille ou un proche. Elle avait trouvé la surface par accident avec cette personne et qu’ils avaient été séparés alors qu’il était poursuivi par un danger.
Quand la Grise mentionna des explosions assourdissantes à sa sortie, Eloriane se crispa. La pharmacienne savait exactement ce qui s’était produit. Les Gardiens avaient ouvert le feu comme l’exigeait leur devoir de protecteurs de la surface. Ils avaient abattu le monstre et le compagnon de la Grise avait sans doute subi le même sort.
S’il avait été capturé vivant, son sort serait encore moins enviable. Pour les Gardiens, un animal suscitait plus de compassion qu’un Gris.
Lyra remarqua le trouble dans le regard de sa sauveuse. Celle-ci se ressaisit et força un sourire.
— Je peux trouver ton compagnon, dit-elle avant d’utiliser les signes pour se faire comprendre. — Où ? Où ? réagit aussitôt Lyra.
Lyra ne parvenait pas à comprendre la réponse d’Eloriane si ce n’était qu’elle devait attendre que la lumière revienne. La chasseuse aimait ni attendre ni la lumière.
Eloriane tenait un mouchoir sur son nez en parcourant le sous-sol jusqu’à la cage du Gris. Il se terrait dans un coin sombre. Ses mains sales couvraient ses oreilles. Il répondit au son grinçant de la porte par un gémissement étouffé.
— Pauvre créature, soupira Eloriane. — Tu te soucies trop de ces monstres, lâcha le Gardien en refermant derrière elle. Ces choses ne sont plus humaines depuis longtemps. — Mais si vous le laissez comme ça, il mourra d’une infection en quelques jours et il ne vous aura servi à rien.
Le Gardien haussa les épaules.
— Il mourra de toute façon.
Eloriane attendit que le Gardien quitte le sous-sol pour se pencher sur le Gris enchaîné au mur.
— Tu dois être Ka-hen, murmura Eloriane.
Il se figea et fixa Eloriane de ses grands yeux pâles. Elle signa le mot « ami », comme lui avait appris Lyra.
— Kaën, souffla-t-il. Comment… comment connaissez-vous…
Eloriane réprima un sursaut en entendant sa voix. Elle pensait que les Gris avaient tous perdu l’usage de la parole dans le monde inférieur, mais celui-ci s’exprimait en mots dans une langue inconnue.
— Ami, signa-t-elle.
Puis elle continua à lui parler tout en sachant qu’il ne comprendrait pas la plupart de ses propos.
— J’ai recueilli Lyra. Elle est en sécurité pour le moment, mais elle te cherche. Si tu restes ici, tu vas servir d’appât à monstres jusqu’à la fin de tes jours qui ne seront pas nombreux.
Elle lui tendit un verre d’eau en prenant soin de lui démontrer qu’il était sans danger, comme elle l’avait fait avec Lyra.
— Ton amie ne tient pas en place. Si elle sait où tu te trouves, je sens qu’elle se jettera dans la gueule du loup pour te sauver. Vous n’êtes peut-être plus tout à fait humain. Plus comme nous en tout cas. Mais ce n’est pas une raison pour vous traiter ainsi. Vous n’êtes pas plus dangereux que nous.
Le Gris se contenta de tremper ses lèvres tremblantes dans l’eau sans lâcher Eloriane des yeux, comme si elle pouvait l’attaquer à tout moment. La pharmacienne soupira.
— Je sauve des vies, je ne les condamne pas. Alors, je vais vous aider tous les deux à rentrer chez vous.
Elle signa un autre geste appris par Lyra, quelque chose qui devait signifier « foyer ».
Le Gris aspira bruyamment. Son tremblement s’apaisa.
— Je veux juste rentrer au nid avec ma sœur. Aidez-nous.
Eloriane sourit avec chaleur. Si elle n’avait pas compris ses mots, elle en avait saisi l’essence.
Une nouvelle fois, le plafond éclatant avait brillé puis décliné. La femme ne semblait pas surprise, comme si ce changement était ordinaire. Dans l’obscurité illuminée par la multitude au-dessus de leur tête, la femme se déplaçait plus difficilement, comme un nouveau-né vulnérable. Était-elle aveugle sans lumière ? s’étonna Lyra.
Il fallut de nombreux battements pour atteindre l’endroit qu’Eloriane voulait lui montrer. Son frère se trouvait là. Elle le sentait. Pourtant, une autre odeur flottait dans l’air, une odeur qui donna la nausée à Lyra. C’était celle de la mort.
— Je vais faire mon possible pour détourner l’attention des Gardiens.
Elle lui remit deux tiges de métal. Toutes deux possédaient une extrémité crantée et un anneau à l’autre.
— Cette clé est pour les chaînes et celle-là pour la porte. Vous devrez faire vite et revenir vous cacher ici. Ensuite, je vous guiderai chez vous.
Lyra reconnut certains mots qu’Eloriane avait déjà prononcés. Elle devait lui rappeler le plan qu’elles avaient imaginé ensemble. Ce n’était pas nécessaire. Lyra savait ce qu’elle avait à faire. L’ombre était son monde, elle était la meilleure chasseuse de son nid. Elle sauverait son frère et rentrerait chez elle.
C’était une structure grossière de terre et de pierre. Plusieurs tours flanquaient l’un de ses côtés, dominant une vaste zone vide de ces colonnes végétales qu’Eloriane nommait arbres. Lyra se glissa avec aisance contre le mur que lui indiqua sa sauveuse. Celle-ci s’avança sur le chemin sans discrétion.
— Qui va là ? — C’est juste moi. Eloriane.
Le Gardien leva une boîte lumineuse pour l’examiner.
— Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ? Tu t’es déjà occupé de nos camarades blessés. — C’est exact, mais je crois bien avoir égaré l’un de mes flacons et je ne voudrais que quelqu’un l’utilise malencontreusement. — Tu nous prends pour des enfants ? — Non, pas du tout. Mais je préfère rester prudente. Pourrais-tu m’accompagner jusqu’à l’infirmerie ? Je suis tombée à court d’huile sur la route. Il ne manquerait plus que je trébuche encore !
Le gardien grogna, puis tendit son bras.
— Faisons vite alors. — Merci. Mais n’oublie pas que je ne suis plus toute jeune.
La voix d’Eloriane s’éloigna. Sans bruit, Lyra se glissa par la porte libérée à présent sans surveillance. Un escalier s’enfonçait dans le sol. La lumière, un peu trop forte au goût de Lyra, inondait un autre couloir. Elle fronça le nez. Encore cette odeur de mort.
Elle hâta son pas et découvrit une longue grille de métal. Son cœur cessa de battre un bref instant. Une carcasse de Guetteur gisait, éventrée et mutilée, sur la pierre couverte de fluide. Plus loin, c’était trois Morveks qui étaient suspendus à des crochets, leur chair rongée par l’acide dégoulinant jusqu’au sol.
— Lyra ! chuchota une voix familière.
Elle se précipita au fond du corridor.
— Kaën, signa-t-elle en se jetant contre les barreaux. — Tu es vraiment vivante. La géante n’avait pas menti alors. — Silence. Je vais ouvrir.
Elle sortit la première clé que lui avait remise Eloriane et chercha la serrure autour d’elle. Mais à quoi pouvait ressembler une serrure ? Les siens n’avaient jamais eu besoin de « clé » ou de « serrure ».
— Je crois que ça va ici, suggéra Kaën. Les géants ont la même chose que toi. Ils le mettent dans ce trou et tournent le poignet, comme ça.
Lyra suivit ses conseils et, après plusieurs tentatives peu discrètes, un clic sonore libéra la porte. Elle fit de même avec les chaînes et aida son frère à reprendre pied. Il vacilla, les jambes faibles, mais ils n’avaient pas le choix, Kaën devrait puiser dans ses dernières forces pour fuir avec elle.
Eloriane avait occupé le Gardien aussi longtemps qu’elle avait pu. Si elle voulait aider d’autres Gris, elle devait préserver la confiance des Gardiens coûte que coûte.
— J’étais certaine de l’avoir laissé là ! s’exclama-t-elle. Mais où peut bien être ce flacon ? — Je n’en sais rien, Eloriane, répondit le Gardien avec lassitude. Tu dois rentrer chez toi. La zone n’est pas sûre la nuit. — Oh, mais je suis en sécurité avec vous. — Justement, nous avons déjà bien assez de soucis comme ça. Allez, filez.
Eloriane pria les dieux pour que la disparition du compagnon de Lyra ne soit pas découverte avant le lendemain. Ça pourrait même prendre plusieurs jours s’ils l’oublient comme souvent. Pour une fois, leur manque de considération serait un avantage.
La pharmacienne retrouva l’endroit où elle avait donné rendez-vous aux deux Gris. Elle poussa un soupir de soulagement en distinguant les deux petites silhouettes dissimulées derrière un arbre. Lyra tendait à Kaën un biscuit aux légumes séchés qu’Eloriane lui avait fait goûter. Son compagnon n’était pas aussi enthousiaste.
— Je suis contente que vous soyez sains et saufs tous les deux. Mais ce n’est pas terminé. Les fractures sont surveillées. Vous devez être rapide pour échapper à leur vigilance et retourner chez vous.
L’air sérieux d’Eloriane ne parvint pas à assombrir la joie de ces retrouvailles. Si Kaën était mort, jamais Lyra n’aurait pu faire face aux anciens toute seule. Plutôt se jeter dans les crocs d’un Guetteur !
— On va vraiment rentrer ? s’inquiéta Kaën. Est-ce seulement possible ? C’était un cauchemar là-bas. Ces géants sont partout ! Ils ne pensent qu’à tuer. — Tous les géants ne sont pas comme ça. Elle va nous aider à rentrer. — On ne peut pas lui faire confiance. — Elle m’a sauvé. Elle m’a offert de l’eau. Elle m’a aidé à te retrouver.
Kaën hésita. Il n’osait pas croiser le regard d’Eloriane, bien qu’elle soit trop aveuglée par l’obscurité pour s’en rendre compte.
— On doit rentrer au nid, insista Lyra.
Kaën se laissa convaincre et Eloriane les guida dans la forêt. L’atmosphère réveilla des sensations familières à Lyra. Bien qu’elle ne reconnaisse pas cet endroit, ses pieds et ses mains se souvenaient. Les arbres formaient une masse percée de multiples passages entre leur tronc. La mousse longue et drue comme des poils qu’Eloriane appelait « herbe » se raréfiait pour laisser la place à la pierre et à la poussière.
Devant elle, des rochers de granite côtoyaient sans aucune logique le basalte, le schiste et bien d’autres minéraux différents, comme si les dieux de la terre avaient secoué le monde.
— C’est ici que la bataille entre les êtres du Ciel et les dieux a eu lieu, murmura Kaën en écho à ses pensées. J’en suis certain. Kaën contemplait la cuvette torturée qui s’étendait à perte de vue, une main sur son cœur. Lyra l’imita, saisit d’une soudaine admiration pour ses ancêtres qui avaient vécu ce moment terrible. Ils avaient appris à voir et à écouter le monde. Ils avaient fait d’eux ce qu’ils étaient devenus, le fier peuple de la terre.
Eloriane observait les Gris se recueillir dans un mélange de tendresse et de culpabilité. Ses ancêtres avaient condamné les leurs à mourir dans les griffes des monstres. Ils avaient refermé la grande faille sur eux pour se protéger. Contre toute attente, ces gens avaient survécu pour devenir les Gris. Ils n’étaient plus humains, plus comme nous, altérés par la pierre, la lumière si belle du soleil les agressait tel un poison. Mais était-ce une si mauvaise chose ?
L’heure grise approchait. Bientôt, les Gardiens de la nuit seraient relevés par les Gardiens du jour.
— Tenez-vous prêt.
Les Gris hochèrent la tête, les yeux rivés sur la minuscule tâche de vide un peu plus loin. C’était la dernière brèche à s’être ouverte sur le ciel et la plus proche de la frontière de zone interdite. S’ils se hâtaient, ils retrouveraient le sous-sol du monde en quelques minutes. Et alors, leur sort serait entre leurs mains. Ils retrouveraient un monde hostile peuplé de monstres, mais ce monde était le leur.
Le regard d’Eloriane se projeta au loin sur les tours des Gardiens, prêts à abattre toute vie sur ces terres. Et si nous étions tous des monstres ?
A.K.