Bercé d'illusions
6 Août 2020
Déconnexion en cours…
À chaque fois qu’il retirait son masque, une intense nausée le tenait collé à son siège pendant plusieurs minutes. Samuel s’étira, respira profondément, mais elle était toujours là. Il but dans le verre d’eau qui était encore à côté de lui, le liquide qui datait de plusieurs heures ne fit que renforcer ses haut-le-cœur. Quelques minutes de plus et il se sentit suffisamment mieux pour se lever. Il replaça ses petites lunettes rondes sur son nez et enfila rapidement un t-shirt.
Son frigo vide lui rappela qu’il n’était pas sorti depuis une bonne semaine, au moins. Il soupira et dénia glisser dans un pantalon et lacer ses chaussures. Il gémit à chaque mouvement sous le poids de son propre corps, chaque mouvement semblait lui demander un effort immense. Mais le plus dur allait venir.
Le cerveau est une chose bien malléable, et pourtant, il est bien difficile de lui faire accepter le changement en passant d’un monde à l’autre. Il aura fallu des décennies de recherches pour créer le casque parfait, celui qui permet aux êtres humains de se plonger totalement dans les univers virtuels et de leurrer leur esprit. À présent, il fallait réapprendre à croire en la réalité. À votre avis, quelles réalités préfèrent-ils ?
Samuel referma la porte derrière lui et se dirigea vers une petite supérette, à une centaine de mètres de son immeuble. Il marchait en regardant droit devant lui, mais dès qu’il croisait le regard de qui que ce soit, il baissait le sien pour fixer le bitume.
Il pénétra dans la boutique et fut agressé par le trop-plein de sensations. La radio diffusait une musique surement à la mode, les lumières froides et agressives éclairaient les emballages bariolés. La climatisation le fit frissonner. Il fit une sélection de repas surgelés, ajouta quelques bouteilles de soda et s’empressa de quitter les rayons pour rejoindre la caisse. Il lui fallut supporter le regard blasé du caissier, celui du client derrière lui qui était visiblement agacé de le voir maladroit en sortant ses petites pièces de monnaie. Une goutte de sueur glissa sur son front et lui piqua l’œil. Il tremblait quand il déposa l’argent, puis, aussi vite que lui permettait ses bras, il attrapa ses courses et s’en alla avec hâte. Il ne se détendit qu’en fermant la porte de chez lui.
Il mangea sans savourer le repas fade qu’il venait de réchauffer au micro-ondes. Dès qu’il eut fini une toilette sommaire, il s’empressa de remettre son casque et soupira de soulagement en ressentant le picotement si caractéristique de la connexion à l’ADA.
Il resta quelques secondes dans le noir, puis un frisson agréable parcourut tout son corps et l’interface de connexion apparut enfin. Il n’était plus Samuel le sans-emploi, mais William, un homme à la tête de l’une des plus grandes guildes du jeu. Il était important, il était respecté et, surtout, il avait confiance en lui. Tout n’était qu’illusion, mais il n’avait plus peur de son ombre et cela lui convenait. Un bonheur simulé ne valait-il pas mieux qu’aucun ?
Chargement du monde…
Une fois en pleine possession de son avatar, il apparut dans son manoir bien éloigné de son petit appartement. Dans le lit, à côté de lui, l’avatar d’une femme était endormi. Elle n’était pas connectée, il décida donc d’attendre quelques minutes.
Il avait fait sa connaissance quelques mois plus tôt. Elle faisait partie de sa guilde depuis longtemps et avait gravi les échelons jusqu’à le rencontrer, par hasard, lors d’un événement. Ils avaient parlé, puis leur discussion est devenue flirt jusqu’à organiser un mariage en jeu. Pourtant, il ne s’était jamais rencontré dans le vrai monde et Samuel se demandait s’il était possible de construire quelque chose de concret ou si tout cela n’était qu’un passe-temps. Où vivait-elle ? Que faisait-elle ? À quoi ressemblait-elle ? Samuel n’en avait aucune idée, tout ce qu’il savait, c’était ce qu’elle avait bien voulu montrer à William.
Évelyne se connecte
L’avatar ouvrit les yeux et sortit du lit.
— Tu m’attends depuis longtemps ?
— Non, je viens d’arriver.
— Tant mieux !
Elle lui sauta au cou, il l’enlaça.
— Tu es prêt pour l’événement de ce soir ?
— Bien sûr, c’est moi qui l’organise.
Elle recula et sourit.
— Oui, mais c’est moi qui en aie eu l’idée.
Elle sautilla jusqu’à la porte qui les mènerait vers les autres joueurs.
— Évelyne ? Tu aurais un instant avant qu’on y aille ?
— Si tu veux, mais vite fait, j’ai tout juste le temps pour l’event ce soir.
William se figea quelques secondes avant de reprendre la parole.
— Qu’est-ce que tu dirais… d’une rencontre ?
Un nouveau sourire.
— Pourquoi pas, dans quelle zone ?
— Non, je voulais dire en dehors du jeu.
Elle ne souriait plus.
— Oh, tu veux dire IRL ?
— Ouais.
Évelyne se raidit.
— Pourquoi ? C’est très bien comme ça, on s’amuse bien. Crois-moi, c’est pas une bonne idée de tout mélanger.
William lui passa devant pour reprendre de la contenance.
— C’est vrai, tu as raison. Je disais ça comme ça. Allons-y, on nous attend.
La rue était bondée. Au-dessus de chaque avatar, on pouvait voir leurs noms et quelques icônes indiquant leurs hauts faits. Samuel pouvait voir le nom de tous les membres de sa guilde en vert et, à ce moment-là, sa vision était particulièrement teintée de vert. Le hall de sa guilde était à deux pas du manoir et une grande expédition à son initiative se préparait. Comme d’habitude, il dirigea les préparatifs et l’expédition en elle-même. Il imposait sa stratégie et venait à l’aide des principaux joueurs. L’événement rencontra un succès attendu et tous se félicitèrent d’avoir pu y participer avec William, le célèbre chef de guilde. Une soirée classique pour lui.
Déconnexion en cours…
Samuel était de retour dans son appartement. Il se traîna jusqu’à son lit, épuisé. Pourtant, le sommeil se dérobait et sa vision scintillait encore de sa longue session de jeu. Il fixait le plafond au-dessus de lui, incapable d’ignorer le malaise qui l’étreignait. Le lendemain, il devait pointer au chômage, se voir proposer un énième emploi médiocre, passer un nouvel entretien et se faire rejeter à nouveau. Il n’avait jamais réussi à trouver sa place dans ce monde, alors qu’il lui avait été si facile de devenir William dans l’ADA. Dans le monde réel, il n’était personne, il ne comptait pour personne. Évelyne avait-elle compris que William était inventé de toutes pièces ?
Chargement du monde…
Évelyne n’était pas là, elle était déjà en jeu et était partie devant. Il poussa la porte de son manoir pour sortir. En tant que maître de guilde, William se détachait nettement des autres joueurs. Son nom couleur or, la couronne au-dessus de sa tête et un halo bien particulier. William était extraordinaire et ça se voyait. Quand une nouvelle recrue avait la chance de le croiser, elle le saluait et s’adressait à lui avec une extrême politesse. Qu’il était grisant d’être William.
À plusieurs reprises, des joueurs de sa guilde l’avaient contacté pour lui proposer un emploi dans le monde réel. Il refusait à chaque fois, prétextant d’avoir déjà un emploi satisfaisant. La véritable raison, il ne pouvait la leur donner, car il savait qu’ils ne voudraient jamais de Samuel.
Le nom d’Évelyne se détacha dans son interface. Sous l’effet d’une soudaine confiance en lui, Samuel lui envoya en message privé son numéro de téléphone. L’avatar d’Évelyne s’approcha. Elle ne dit rien, mais répondit en privé.
— C’est ton numéro ?
— Oui, quel est le tien ?
— Donc, tu étais sérieux hier ?
Sa confiance s’effritait déjà. Il vida son sac tant qu’il en avait le courage.
— Oui. Enfin non. Enfin comme tu veux. Je me suis dit pouquoi pas. On s’entend bien. On discute bien. On pourrait peut-être passer à la vraie vie.
— Je te l’ai dit. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. C’est vrai qu’on passe du bon temps tous les deux dans le jeu, mais qui te dit que ce sera pareil IRL ?
— On ne le saura pas, si on n’essaye pas.
— Crois-moi, tu risques d’être déçu.
Un numéro suivit son dernier message. Aussitôt, il fut interpellé par d’autres joueurs, perdant de vue Évelyne.
Déconnexion en cours…
Il fixa son téléphone pendant plus d’une heure avant de rassembler suffisamment de courage pour le saisir et entrer le numéro d’Évelyne. Mais même ainsi, il fut bien incapable de presser le dernier bouton pour l’appeler. Il sursauta quand le téléphone sonna. Il reconnut le numéro qu’il fixait un instant auparavant. Le sang battit à ses oreilles et ses mains devinrent subitement moites. Il décrocha tout de même, mais aucun mot ne put passer ses lèvres.
— Allo ?
La voix le surprit. Elle était bien plus grave qu’il ne l’avait imaginé.
— Euh… allo ? répondit-il enfin.
— Ah William ! Salut. Je parie que tu ne t’attendais pas à ça, hein ? Je t’avais prévenu pourtant. J’comprendrais si tu veux qu’on arrête là l’expérience.
Il se racla la gorge.
— Sa… Samuel. Mon vrai nom.
— Enchanté Samuel, moi c’est Elliot. Vas-y, tu peux me traiter de pervers ou de je ne sais quoi. J’ai l’habitude.
Samuel avait la bouche de plus en plus sèche. Il voulait parler, mais l’effort était plus grand qu’il l’imaginait. Bien sûr, il ne s’était pas attendu à ce qu’Évelyne soit un homme. Mais, finalement, on peut bien être qui l’on veut dans l’ADA. Non, c’était toujours cette fichue anxiété, toujours à l’affut.
— Je… je n’ai pas été honnête non plus, finit-il par bafouiller.
— Bah, c’est pas grave, personne ne l’est. Ah ! Ça fait vraiment bizarre d’entendre ta vraie voix ! J’ai tellement l’habitude de celle de ton avatar. Ça doit être pareil pour toi.
Samuel luttait pour ne pas raccrocher. Il ne saisit pas tout à fait ce que dit Elliot ensuite. Sa respiration s’emballa. Il inspira profondément pour reprendre le contrôle.
— Samuel ? Tout va bien ? Sérieusement, si ça te dérange, on se revoit uniquement sur le jeu. Y’a aucun problème pour moi. Te force pas par politesse.
— Non, je…
Sa gorge se bloqua. Il raccrocha.
Il pensait en être capable. Ce n’était pas un parfait inconnu, il espérait vraiment combattre sa peur. Cette satanée peur qui le rongeait et l’empêchait de vivre. Qui, aussi loin que remontaient ses souvenirs, ne le quittait jamais tout à fait. Sauf quand il enfilait son casque. L’idée lui effleurait l’esprit depuis longtemps. Et si je ne quittais plus le jeu ? Des idées sombres lui traversaient l’esprit quand le téléphone vibra. C’était un message d’Évelyne/Elliot.
— On va reprendre à zéro si ça te va. Ignore ce message au sinon. Bonjour, moi c’est Elliot. Un type un peu bizarre qui parle beaucoup trop. Et toi ? ;)
— Moi c’est Samuel, on dit aussi que je suis bizarre parce que je ne parle pas beaucoup.
— Enchanté Samuel. Ravi de rencontrer un compatriote bizarre :)
Samuel sourit devant son téléphone.
Samuel avait enfin trouvé quelqu’un qui ne voulait pas le changer, qui le comprenait et le respectait. Avec le soutien d’Elliot, il transforma sa passion pour l’ADA et devint rédacteur pour le plus important site sur le sujet. Il vivait toujours seul dans son petit appartement minable, il luttait toujours contre sa phobie sociale pour faire ses courses, mais il avait trouvé la force d’avancer et d’être parfois lui-même.