La fille de la forêt - Extrait du Chapitre 1
7 Novembre 2016
C’était une journée exécrable. L’automne avait amené une pluie froide et poisseuse sur l’île aux épines et les fleurs accrochées dans les rues s’étiolaient sur les pavés. Mais j’étais de si bonne humeur que même cette déplorable météo ne pouvait éclipser le soleil dans mon cœur.
— Tu sais ce qu’il va se passer, Timothéa ? Raconte-moi, je t’en prie !
Assise devant ma coiffeuse, je ne tenais pas en place et gesticulais dans tous les sens. Ma cousine et dame de compagnie soupirait en tapotant la brosse à cheveux sur sa cuisse.
— Néméïs, si tu tiens tranquille, je veux bien t’en dire plus. Tu ne pourras jamais assister à la Révélation si je n’arrive pas à discipliner ces cheveux !
Je me raidis et envoyai mon plus beau sourire au miroir.
— Bien, reprit Timothéa. J’avais 7 ans quand j’y ai participé, alors je ne me souviens pas de tout. Ce dont je me souviens bien, c’est la queue interminable avant d’apparaître devant le mage.
— Alors il y aura bien un mage, un vrai !
Timothéa tira un petit coup sur la mèche de cheveux qu’elle avait en main, me rappelant de ne plus bouger.
— Tu poses tes mains sur un objet et le mage te regarde avec un épais monocle. Puis il te donne un papier de couleur.
— Et c’est tout ? L’objet faisait de la lumière ? Le mage était-il auréolé d’une lueur étrange ?
— Rien de tout ça, ma cousine. Il aurait tout aussi bien pu être un bureaucrate avec des goûts vestimentaires singuliers.
— Et ton papier, il était de quelle couleur ?
— Blanc. Ceux avec du potentiel magique en obtiennent un bleu. Je crois bien qu’une seule personne a obtenu le papier bleu ce jour-là.
Elle terminait une longue natte complexe parsemée de fleurs blanches.
— Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
— À l’époque, je n’en savais rien. Maintenant, je dirais qu’il a été transféré à Nev pour étudier à l’Académie.
J’étais surexcitée par la simple mention de l’Académie de Nev, cadeau du Protectorat au peuple d’Orianesse. Le seul endroit où la magie était enseignée sur toute la sphère.
— Tu ferais quoi si tu recevais le papier bleu ? demanda Timothéa.
Je restais sans voix. Cette perspective ne m’avait jamais effleuré, tout ce que je voulais c’était voir de la vraie magie, comme dans les livres d’Histoire et d’aventures.
Faélan attendait patiemment devant la porte de mes appartements. Mon frère s’était empressé de se proposer pour m’accompagner. Ce qui ne surprit guère tant il m’était dévoué, mais je n’en étais que plus heureuse encore. C’était à son bras que je passais les portes du palais de la cité d’Enys Dreyn. Un carrosse nous attendait. Le laquais se précipita pour me couvrir d’un parapluie.
— Princesse, Prince, veuillez monter, s’il vous plaît.
Le temple était tout proche, je n’eus que peu de temps pour penser à la question de ma cousine qui me trottait toujours dans la tête. Malgré les averses, la ville était en fête. La statue aux quatre visages qui trônait sur le parvis du temple était recouverte de fleurs et d’étoffes. À ses pieds, les offrandes s’amoncelaient jusqu’à masquer son piédestal. Le reste de l’esplanade était bondé, le chauffeur s’époumonait pour obtenir un passage jusqu’à l’entrée même du temple.
Faélan m’aida à descendre le marchepied puis me guida jusqu’aux portes grandes ouvertes du temple. En haut d’une volée de marches, deux gardes de pierre surveillaient l’entrée. Ils m’impressionnaient tant que je m’arrêtais toujours pour les observer. Ils portaient les traits du peuple hégol, ces êtres venus d’au-delà du ciel. Le peuple élu qui avait partagé le savoir magique et divin aux humains.
— Néméïs, allons-y, la pressa son frère.
A contrecœur, je m’arrachais à ma contemplation. Si j’avais hâte de voir un mage, je rêvais d’apercevoir un jour un hégol de mes propres yeux. Aucune délégation du protectorat n’était jamais venue dans la petite cité-État d’Enys Dreyn, sûrement qu’il n’y mettrait jamais les pieds.
La chaleur des braseros illuminait mon cœur, mais l’inquiétude vint s’ajouter à mes sentiments. Si je recevais ce papier blanc, je reprendrais simplement ma vie. Si je recevais le papier bleu, l’opportunité de rejoindre Nev s’offrirait à moi. Que désirai-je au fond de moi ?
— Ne t’inquiète pas, chère sœur.
J’avais serré si fort le bras de mon frère, que j’avais froissé sa veste.
— Oh, pardonne-moi, Faélan.
Nous avançâmes de quelques pas dans la file et fûmes à portée de voix du premier orateur.
— Vous qui en ce jour franchissez les portes de ce lieu sacré, soyez en paix, car le peuple élu veille sur vous ! Dans sa grande bonté, il vous offre la chance d’accéder aux savoirs supérieurs auxquels les dieux vous ont destiné. N’ayez crainte, car vous êtes les enfants du peuple élu ! Du roi au plus humble des mendiants, nul ne s’opposera à la volonté divine, car il en est ainsi.
Il continua ainsi, encensant le Protectorat d’une ferveur religieuse. Après plusieurs dizaines de minutes et autant d’orateurs, j’aperçus enfin plus distinctement l’autel et le mage installé devant. L’épuisement de l’attente s’envola pour laisser place à l’impatience.
— Nous y sommes presque, Faélan !
Celui-ci était aux aguets comme un loup prêt à bondir, je posai doucement sa tête sur son épaule qui se détendit.
Comme l’avait dit Timothéa, le mage n’avait rien d’exceptionnel, si ce n’était son épais monocle et sa robe de maitre. Avec lassitude, il me remit une pierre bleue.
— Ne bougez pas, s’il vous plait.
Il leva les yeux sur moi puis tendit la main vers un petit tas de papiers blancs, mais celle-ci s’arrêta en chemin. Il fronça les sourcils, ajusta de minuscules molettes sur son monocle.
— Quelque chose ne va pas ? demandais-je avec inquiétude.
Il toussota et se redressa, ramenant un peu de vie dans son attitude.
— Tout va bien, parfaitement bien. Tenez.
Il sortit de sa poche un petit papier bleu.
— Pour vous, ce sera sur la gauche. Félicitations.
Je me figeais de surprise.
— Pardon ? demanda Faélan. Que voulez-vous dire ?
Mais déjà on se pressait derrière nous. Le mage nous invita à partir avec de grands gestes et un sourire fatigué.
Je tenais mon papier comme s’il risquait de s’envoler. Ce n’était qu’un simple papier bleu marqué d’un sceau doré. Je n’arrivais juste pas à y croire. Mon frère non plus. Il avait passé son bras par-dessus mon épaule, comme si je risquais aussi de m’envoler.
— On a une candidate ! Entre mon enfant, dit un vieil homme aux lunettes minuscules.
Il ne portait pas la robe des mages, mais un pendentif avec le même symbole que sur le papier bleu.
— Je vais avoir besoin de quelques informations pour les registres et pour rédiger ton autorisation à te présenter au département de magie de l’Académie. Assis-toi donc. Il y en a pour un moment et je ne suis plus si vif que ça.
Faélan toussa.
— Je vous prierais de vous adresser à elle en suivant le protocole. Vous êtes en présence de la princesse Néméïs d’Enys Dreyn.
— D’Enys Dreyn ? C’est là où nous sommes. Pardonnez-moi, princesse. Je n’avais pas idée de celle qui se trouvait devant moi.
Je n’écoutais qu’à demi la conversation, j’étais encore sonnée par la nouvelle. Mon frère s’occupa de fournir les informations nécessaires à définir son identité, mais quand le secrétaire débuta la rédaction de l’autorisation, il l’interpella.
— Vous me confirmez qu’il n’est nullement obligatoire pour elle de rejoindre l’Académie, n’est-ce pas ?
— Euh, et bien, tout à fait. Une place lui est automatiquement réservée et elle peut se défaire de n’importe quelle responsabilité avec la bénédiction du peuple élu. Mais nous avons plutôt l’habitude de recevoir de jeunes enfants, ce qui pose moins de problèmes. Je comprends que cela peut perturber l’avenir qui lui a été préparé. Je dois néanmoins dire qu’avec cette autorisation, elle acquiert aussi son indépendance officielle de tout homme et tout ce que cela implique. Vous comprenez ce que cela implique, princesse ?
— Bien sûr, répondis-je sans réfléchir.
Je n’en avais aucune idée, ou plutôt mon cerveau était devenu incapable de penser à autre chose qu’à ce papier bleu. J’avais hâte de retourner dans ma chambre pour en parler à Timothéa.
La pluie s’était faite simple bruine et les embruns venant du sud apportaient l’odeur du sel jusque dans mon petit salon. Nous sirotions un jus de fruits tout en dégustant de petits biscuits fourrés.
— Je n’aurais jamais imaginé être la cousine d’une mage ! gloussa Timothéa.
— Je… je ne sais pas encore si je vais y aller.
— Quoi ? Mais tu le dois ! C’est une chance inespérée pour toi !
— Vraiment ?
Tout ce que je concevais jusque là, c’était que j’allais devoir quitter ma famille et ma cité.
— Mais oui, la vie à Nev doit être tout autre chose. Et puis tu as toujours été curieuse de cette Académie. Et je ne parle pas que de la magie.
Elle était enthousiaste, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi.
— Mais je devrais m’en aller. Oh, je devrais te quitter toi aussi !
Je lui pris les mains avec empressement.
— Ne t’inquiète pas, ma cousine. Je n’ai aucun doute que mon père et le tien s’accorderont pour que je t’accompagne là-bas. Ne serait-ce que dans la perspective de trouver un bon parti.
— Un mage ?
Elle gloussa pour toute réponse. Ses joues prirent un ton écarlate. Je me détendis et ris à mon tour.
— Alors tu ne viendrais pas pour moi, mais pour trouver un mari ? dis-je en feignant d’être offensée.
— Oh, non. Je viendrais surtout pour être avec toi et te voir devenir une femme indépendante. C’est une chance incroyable que tu as.
— Je ne sais pas trop. Et puis, pourrais-je quitter ma famille ? Les abandonner ?
— Faélan aura du mal à l’accepter, c’est certain. Mais il doit apprendre que tu es devenu une femme et qu’il se doit d’en trouver une. Ce n’est plus un garçonnet non plus.
Je lui donnais une petite tape sur la main en la voyant rougir à nouveau.
— Je te reprends à avoir de mauvaises pensées, ma cousine, lui lançais-je.
— Comment pourrait-il en être autrement ? répondit-elle avec malice. Ton frère n’est pas désagréable et il sait se comporter. Mais ne change pas de sujet, tu dois y aller, cousine. Au moins pour essayer. Et ça ne te plait pas, tu pourras toujours revenir à Enys Dreyn.
— Et tu seras avec moi ?
— Je ferais tout pour ça, ma chère cousine.
Quand j’annonçais ma décision lors du dîner, mon frère eut tout le mal du monde à ne pas exploser. Je le voyais à sa manière de maltraiter sa serviette qu’il étouffait dans son poing serré. Je posai une main sur la sienne.
— Ne sois pas en colère, mon frère. Ce n’est que pour un temps. Vous quitter ne m’est pas aisé, je viendrais vous voir aussi souvent qu’il me sera permis de le faire.
Notre père prit enfin la parole, le silence se fit immédiat.
— Si telle est sa décision, je lui accorde ma bénédiction, mon fils. Je t’invite à faire de même. Ce n’est pas une situation facile pour une femme, mais je sais que Néméïs s’en sortira très bien.
— Ton père a raison, si les dieux lui ont donné ce cadeau, il serait malvenu de ne pas leur faire honneur, ajouta ma mère.
Faélan ferma les yeux et prit une grande inspiration. Garder son sang-froid n’était pas chose aisé pour lui, surtout quand cela me concernait.
— Je sais que ma sœur fera une excellente magicienne, mais j’exprime uniquement mes doutes quant à la vie qui l’accompagne. Je crains que Nev ne soit pas à la hauteur. Pour cela, je demanderais simplement de me joindre à son voyage pour m’assurer que son rang soit respecté.
Il fixa son assiette, tremblant légèrement.
— Je serais si heureuse que tu… commençai-je.
— Faélan, coupa mon père. Tu n’es plus un enfant, ni ta sœur. Tu dois prendre tes responsabilités, tu ne peux plus la suivre comme tu le fais et délaisser ton devoir envers le domaine.
Mon frère dégagea sa main de la mienne et se leva de sa chaise, toujours les yeux baissés. Mais avant même qu’il ne prononce un mot qu’il aurait sûrement regretté, ma mère prit la parole.
— Mon époux, je comprends ta position. Tu as tout à fait raison, mais sache que je partage son inquiétude quant à laisser Néméïs livrée à elle-même aussi brutalement dans un royaume aussi loin de nous sans une personne de confiance.
Mon père jaugea son épouse du regard avant de répondre.
— Timothéa l’accompagnera.
— Mais…, commença Faélan.
— Timothéa est une gentille fille, reprit ma mère. Mais lui confierais-tu l’avenir de ta fille ?
Mon père se radoucit et céda.
— Puisque ta mère insiste, j’accepte que tu l’accompagnes. Un mois, pas un jour de plus. Après cela, je veux que tu acceptes ton rôle sans discuter.
Mon frère desserra ses poings blanchis et se rassit doucement. Le soulagement se lisait sur son visage qui s’était fait plus doux.
— C’est entendu, père.
A.K.