La voix de la Déesse - Extrait du Chapitre 1

    

    Le printemps était d’une douceur agréable après un hiver glacial. J’avais entendu ça de la bouche d’un simple qui ne m’avait pas vu arrivé. Cet homme disait sans doute la vérité, mais les Dieux m’avaient privé de ce genre de considération, insensible au chaud comme au froid.

    J’embarquai dans ma litière qui fut soulevée par les simples qui se firent silencieux comme le voulait l’usage. Derrière les rideaux faits de voiles rouges et blanc, je regardais passer les formes floues du village jouxtant le manoir de l’Église. De petites ombres pleuvaient par moment, des pétales de fleurs lancés par les fidèles et accompagnés de cri de joie. Dans quelques minutes, seule la voix du grand prêtre résonnerait dans le silence. Mais pour l’heure, le peuple m’acclamaient.

    Mon transport s’arrêta. Nous devions avoir atteint la place de ce village. J’ajustai ma lourde coiffe et lissai ma robe de soie. Les rideaux s’entrouvrirent sur un tapis rouge et blanc. Après une longue attente, pour plus d’effet, je posai le premier pied dehors.

    Immédiatement, un concert de froissements de tissus et de corps accompagna l’assistance qui s’agenouilla, front contre terre. J’aimais particulièrement ce moment de la cérémonie, car c’était le seul où je pouvais observer les profanes. Les dos vulnérables et les turbans se présentaient à moi et je m’amusais à imaginer leur vie. Celui-ci doit être boulanger. Cet autre est vraiment immense ! Et celui-là est un homme ou une femme ? Un bébé se mit à pleurer. La femme qui le portait dans son dos le fit basculer devant elle d’un mouvement habile. Sans quitter le sol des yeux, elle le glissa sous sa tunique et l’enfant se tut. Il y en a toujours un pour brailler, pensais-je en fronçant le nez.

    Le tapis me mena sur un trône de cérémonie qui me précédait toujours de quelques jours. Comme à chaque fois, il était entouré de fleurs et d’offrandes. Le grand prêtre m’attendait à quelques pas et m’invita à m’asseoir d’un geste paternaliste. Je fais ça depuis des mois, pense-t-il que j’ai pu oublier le protocole ? L’ignorant volontairement, je lançais un regard sur la route. Elle était couverte de pétales de fleurs multicolores, un étroit sillon indiquait le passage de ma litière. Satisfaite, je m’installai impérieusement sur mon trône et fermai les yeux.

— L’Avataérïs Sanda Silavata vous honore de sa présence. Celle qui a été choisie par les Dieux pour être leur messagère, bénie par Silwès, maîtresse du feu et de la glace après Lui. Elle cache à présent son regard saint, vous pouvez relever la tête et vous baigner dans sa Lumière.

Mon nez me grattait terriblement, ce qui arrive toujours quand on ne peut pas se soulager. J’imaginais la scène derrière mes paupières closes pour détourner mon attention et conserver une attitude digne de moi.

    Pour la troisième fois, le grand prêtre loua les Quatre. Sur ce signal, je me levais. Et comme à l’aller, des dizaines d’êtres sans visage encadraient le tapis qui me ramenait à ma litière.

    Le manoir d’Alpaasadee était une large demeure pour un si petit village. Cela s’expliquait en partie par le fait qu’aucun autre manoir ne se trouvait à une centaine de kilomètres à la ronde. Il était entouré d’un haut muret. Mon logement était situé dans une petite maison proche du bâtiment principal. À chaque escale, je passais le plus clair de mon temps dans l’un de ces appartements luxueux à disposition des notables de l’Église. Et qui est plus notable que la grande Avataéris en personne ?

Je m’étirais pour soulager mes membres raidis par le trajet en litière et le temps passé sans bouger sur ce fichu trône. Mes sans-langues attendirent patiemment que je leur permette de me déshabiller. Gros-nez déboutonna ma robe tandis que Castor et Brindille me retiraient ma coiffe. Pendant ce temps, Petit-bras préparait ma prochaine tenue.

— Non, pas celle-ci, voyons ! Elle me donne des boutons. Ne t’avais-je pas dit de t’en débarrasser ?

Évidemment, elle ne répondit pas. Les Servantes de l’Église sont toutes muettes.

— L’une d’entre vous a-t-elle une idée d’activité pour me distraire ce soir ? Cet endroit est d’un ennui.

Je m’allongeai au milieu de luxueux coussins posés sur la banquette et fermai les yeux. Il y avait de belles boutiques et un théâtre sur cette place, si seulement je pouvais y faire un tour plutôt que de moisir ici. Je chassais cette idée de ma tête dans un soupir. Depuis quelque temps, j’enviais presque mes servantes de pouvoir retourner dans leur famille une fois leur service terminé. Et une certaine honte s’emparait de moi à chaque fois. Comment pouvais-je envier qui que ce soit ? Je suis une déesse ! Mais pour cette même raison, il n’était pas convenable que je me mêle à la population, encore moins que je foule le même sol qu’eux.

    Un simple frappa à ma porte et remit un bout de papier à Gros-nez qui s’empressa de me le présenter.

« Le maître Anbu est disponible pour la leçon de Sa Sainteté, le porteur de ce message la mènera jusqu’à lui au moment qui lui conviendra. »

Pour la première fois depuis mon arrivée deux jours auparavant, je pénétrais dans le bâtiment principal. Brindille et Gros-nez s’occupaient de placer des tapis devant moi et de le retirer après mon passage. Il me fallut une éternité pour atteindre la bibliothèque dans l’aile ouest. Plusieurs simples s’y trouvaient à mon arrivée, ils baissèrent les yeux et s’inclinèrent. Un homme qui n’était pas de l’Église étudiait un livre avec un simple. Il releva le nez, surpris du comportement de son interlocuteur, et tourna la tête de gauche à droite. Quand il croisa mon regard, il s’inclina avec hâte. Je redressais la tête, un sourire en coin.

    Mon guide m’emmena dans une salle étroite au fond de la pièce principale. Mon professeur m’y attendait. Brindille se pressa pour déposer un drap et un coussin sur le siège qui m’était destiné.

— Toi, tu resteras avec moi.

Brindille s’inclina et s’assit sur un tabouret posé dans un coin de la pièce. Gros-nez s’inclina également puis sortit de la pièce pour m’attendre dans la bibliothèque. La leçon commença avec l’héraldique. Les uns après les autres, je récitais le nom des grandes familles de la cour impériale, les membres principaux ainsi que leur blason. J’étudiais ensuite un texte du Grand Livre. Ce n’était pas vraiment ainsi que j’imaginais la fin de ma journée. Mes yeux s’attardèrent quelques instants sur le collier de mon maître. Le pendentif de jade qu’il arborait m’irritait. Non qu’il soit le seul à le porter, les simples de mon entourage comme mes sans-langues portaient ce maudit objet. Une protection pour protéger leur esprit de toute intrusion. Une protection contre moi.

    La nuit tombait quand on vint me chercher pour la prière du soir. Précédée de mes tapis, j’arrivais devant la grande chapelle à l’entrée du manoir. Un simple derrière chaque porte, ils les refermèrent quand mes sans-langues se glissaient derrière eux. Seule, enfin. Je savourais ce moment béni de solitude. Personne pour juger mes moindres faits et gestes ou pour les épier avant de les rapporter. Pendant vingt minutes, j’allais pouvoir faire ce qu’il me plaisait, car nul n’avait le droit d’interrompre ma prière, pas même le grand prêtre.

Je parcourais la chapelle semblable à toutes les autres. Formant une croix parfaite, chaque branche était dédiée à un Dieu. Silwès, le puissant Esprit du Feu et de la guerre, y était représenté par un homme en armure portant un marteau. Le Dieu suivant était représenté par un homme nu, au physique avantageux, un loup couché à ses pieds et dans ses mains, un arbre. C’était Artéyos, maître absolu de la Terre et de la vie. Rougissant légèrement devant les attributs de la statue, je lui tournais le dos. Comme toujours, il faisait face à Etuvièl, la Dame de l’Air et de la lumière. Son visage était masqué par la capuche de sa large cape. Ma visite se termina avec la statue de Norian, un homme à deux visages au pied duquel une vague se brisait.

Je m’approchais de l’autel de Dieu de l’Eau et de l’illusion. Le sculpteur avait fait un travail incroyable, l’eau semblait bouger, l’écume paraissait mousser. Je plissais les yeux, de petits filaments de magie sillonnaient la pierre. Si l’on tendait l’oreille, on pouvait entendre l’eau. Je fus pris d’une brusque envie de voir la mer. J’avais parcouru les trois quarts du continent, mais jamais près de la mer.

    Je mangeais mon repas sans grand appétit. Seule avec mes sans-langues, j’avalais quelques bouchés de fruits secs et de pain à la confiture. Ce pèlerinage m’ennuyait. Et j’en avais encore pour six mois ! Je repoussais le nouveau plat que me présentait Castor.

— Je n’ai plus faim. Coiffez-moi et habillez-moi pour la nuit, qu’on en finisse avec cette journée.

Comme des petites fourmis, les filles s’activèrent. Brindille me brossait les cheveux quand elle tira un peu trop fort sur un nœud.

— Aie ! Fais plus attention, espèce de gourde ! Tu me refais ça encore une fois et je te brûle les doigts.

Elle recula en fixant ses pieds. Je pouvais voir ses mains trembler.

— Toi, là, dis-je en désignant Petit-bras. Prends-lui la brosse et continue sa tâche. Les autres, sortez, je vous ai assez vu.

Elles s’inclinèrent et partirent sans attendre. J’ai peut-être été trop dure, mais cette empotée m’a fait mal ! Petit-bras fit si attention en me coiffant qu’il lui fallut deux fois plus longtemps pour nouer ma tresse.

— Tu sais, ça n’est pas toujours facile d’être moi, lançais-je en me glissant dans mes draps. J’ai beaucoup de responsabilités. Alors je dois pouvoir compter sur des aides compétentes pour me concentrer sur les choses vraiment importantes.

Petit-bras était allongé au pied de mon lit, sur un petit matelas. Sans doute devait-elle se demander si elle avait de la chance ou non d’avoir été choisie par moi pour me tenir compagnie durant la nuit. C’était pourtant évident. En me servant, elle sert les Dieux.

    J’entendais le rythme régulier du souffle de Petit-bras. Doucement, je quittais mon lit. Sur la pointe des pieds, je ramassai ses chaussures et les enfilai. Après de longues minutes pour comprendre comment faire des lacets, je me contentais de faire le tour de ma cheville avec un simple nœud. Je trouvais ensuite son manteau près de l’entrée. Ce fut bien plus facile de le boutonner. Je pris une grande respiration, me composai le masque ennuyeux d’une sans-langue et ouvrit la porte.

A.K.