L'Oiseau de Mort - Extrait du Chapitre 1

    Par deux fois, je suis née dans les flammes. Et la Mort, dans son sillage, a laissé des marques indélébiles sur mon âme. Pourquoi me refuse-t-Elle quand je la prie de tout mon cœur ?

— Les pas de Mukariq, par Sarosh Ka Hassan

    Fuir. Les pieds meurtris et le ventre vide, j’étais perdue à deux pas du désert. La veille encore, le plus grand de mes soucis était d’échapper à ces fiançailles absurdes. Puis une malédiction inexplicable s’était abattue sur moi pour qu’en l’espace d’une seule journée mon monde se transforme en cauchemar impitoyable. Mes parents étaient morts, ma maison réduite en cendre et mes sens assaillis par d’effrayantes apparitions, tout cela sans que j’en comprenne la raison ou même la cause.

    Je n’étais alors qu’une enfant et ma détermination à vivre ne faisait pas le poids face à mon cœur hurlant de détresse. L’eau si précieuse déferla sur mes joues. Recroquevillée sur le sol sec et brûlant, une peine bien trop grande m’envahit emplissant mes poumons de cris et me noyant dans un désespoir insupportable. Je voulais que cela cesse, revoir ma mère et mon père en m’éveillant enfin de ce monde qui ne pouvait être réel. Ou bien mourir.

    Des voix se frayèrent un chemin à travers le brouillard de mon esprit, des voix d’enfants qui se firent de plus en plus claires.

— Hé, t’es encore vivante toi ? demanda un garçon avec un ton sec.

Mes paupières de plomb peinèrent à s’ouvrir. L’enfant s’avança suffisamment pour que je ressente sa présence. Je le voyais comme une tache mouvante emplissant presque tout mon étrange champ de vision.

— Tu crois qu’elle est morte ? Y’a plein de mouches, continua-t-il en s’adressant à quelqu’un près de lui.

Il me poussa l’épaule d’un objet dur comme un bout de bois. Je gémis sans force.

— Arrête ! Zodias, tu lui fais mal ! couina un autre garçon en se rapprochant. Haroun, qu’est-ce qu’on peut faire ? On doit l’aider, non ?

— Oui, répondit un troisième de sa voix grave.

J’ouvris enfin les yeux et la lumière m’aveugla. Ce n’était pourtant pas le soleil qui se consumait devant moi, mais un simple adolescent. Pourquoi brillait-il ainsi de cette aura dorée ?

— Je vais te donner à boire.

Il souleva ma tête qu’il cala contre son épaule puis fit couler quelques gouttes d’eau sur mes lèvres craquelées.

— Elle est sur le point de crever, Haroun, tu devrais pas gaspiller ton eau, suggéra Zodias avec le même mépris dans sa voix.

— Tu n’en sais rien ! objecta bruyamment celui dont je ne connaissais pas encore le nom.

— Si j’avais pensé comme toi, les chacals auraient rongé les os de ton frère et toi depuis longtemps, lui signala son ainé.

Zodias s’éloigna, pouffant avec dédain.

— J’disais ça pour toi, c’est ta gourde après tout.

Je parvins à déglutir et un filet d’eau coula enfin dans ma gorge. Elle était tiède et pourtant je n’en avais jamais goûté d’aussi bonne.

— Il fait trop chaud ici, il faudrait l’abriter, non ? suggéra le gamin enjoué. Là-bas ! Ce sera mieux !

— Tu as raison. Zodias, va voir si la voie est libre.

— Ouais, ouais, j’y vais.

Haroun me souleva sans effort, mais avec d’infinies précautions.

— Tu es bien trop légère, murmura-t-il sur le chemin. Mais tu n’as pas encore rejoint le mana. Tiens le coup, petite.

    Ma vue s’était accoutumée à sa lumière, son visage était à l’image de sa voix, calme et solide. Ses cheveux noirs trop longs pendaient sur ses épaules et un léger duvet se devinait au-dessus de sa bouche. Ses vêtements sales étaient usés jusqu’à la trame, je pouvais sentir ses muscles fermes jouer en dessous. Je l’aurais sûrement considéré avec moquerie auparavant, mais il était maintenant mon ultime prise sur le monde éveillé, aussi rustre qu’il puisse paraitre.

Quand il me déposa à l’ombre fraîche d’un bosquet d’arbres aux feuilles grasses, nos regards se croisèrent pour la première fois. Il me sourit, ce geste m’emplit d’une chaleur douce, mais cela me rappela également ce que j’avais perdu.

— Je m’appelle Haroun. Et toi ?

— Lou… Lour…, commençais-je avant qu’un sanglot ne se coince dans ma gorge.

Les souvenirs affluaient et ma vue se brouilla.

— Tout va bien, tu es en sécurité avec nous.

Il posa une main ferme sur mon épaule sans se départir de son sourire.

— Haroun a raison, on ne va pas t’abandonner ! Moi, c’est Massoud et je te promets qu’on va t’aider.

Ce dernier frotta mon dos avec compassion alors qu’il semblait sur le point de pleurer à son tour. Encadrant son regard intense, ses traits étaient doux et ses cheveux moutonneux donnaient envie d’y plonger les doigts, il était si sympathique que je voulais lui faire confiance.

— Vous êtes écœurants tous les trois, tout ça parce que c’est une fille, se moqua Zodias.

— Ne l’écoute pas, c’est juste mon abruti de frère, il est jaloux c’est tout, me rassura Massoud.

— Jaloux de quoi ? De vos mièvreries ? J’m’en passe très bien.

Je risquai un œil vers lui. Il ressemblait à Massoud si l’on omettait son air sévère et son crâne presque rasé. Presque par défi en réaction à son sarcasme, je calmai mon cœur et ravalai mes pleurs. Je détestais qu’on me réduise à être une fille.

— Je m’appelle Lourhnin, parvins-je à dire.

Haroun hocha doucement la tête.

— Enchanté, Lourhnin ! Tu as faim ?

Je ne pouvais pas me rappeler de quand datait mon dernier repas, cependant mon ventre répondit d’un grognement sonore sans équivoque.

— Mais je n’ai pas d’argent, m’excusai-je.

— Et nous non plus ! s’amusa Massoud.

    Les trois garçons semblaient sincèrement vouloir m’aider. Même le taciturne Zodias avait partagé un peu de sa nourriture avec moi. Après quelques jours d’un maigre repas et quelques gorgées d’eau, j’étais déjà plus en forme. J’étais aussi plus à l’aise à leur côté.

    À l’abri relatif d’un aplomb de granit, je mâchonnai un morceau de pain sec tout en étudiant les lueurs étranges autour de moi. Elles étaient apparues avec tout le reste de mes malheurs et si elles ne paraissaient plus dangereuses, je n’en connaissais pas la nature. Des trois, Haroun étincelait le plus vivement, d’une brume orange comme le soleil. Quand il me tendit sa gourde, je me risquais à demander :

— Pourquoi tu brilles autant ?

— Hein ?

Passé la surprise, les deux frères rirent aux éclats. Je me renfrognai en buvant plus que de raison, blessée par leur raillerie.

— La gamine s’est déjà entichée de toi, Haroun ! se moqua Zodias.

Je lui jetai un regard mauvais.

— Ça n’a rien à voir ! m’emportai-je. Tu peux pas comprendre.

Je n’étais plus certaine de vouloir en parler, après tout, je ne comprenais pas moi-même. Je rendis sa gourde à Haroun en baissant les yeux.

— Et moi ? Je ne brille pas ? s’enquit Massoud en faisant la moue.

— Pas beaucoup, répondis-je tout bas.

Haroun qui n’avait pas vraiment réagi jusque-là me regarda intensément.

— Pourquoi dis-tu que je brille ? Tu peux m’expliquer ?

Gênée par l’attention qu’il me portait, je m’éloignai subtilement de lui.

— Je le vois, c’est tout. Il y a ces couleurs et autour de toi, c’est plus fort, comme le soleil.

— Comme de la magie ? suggéra-t-il.

— Je ne sais pas.

De la magie ? Tout ça serait la faute d’un mauvais sort ? Ça expliquerait beaucoup de choses, mais je n’étais pas plus avancé. Même les yeux fermés, ces lumières m’empêchaient de dormir et par-dessus tout, je détestais voir ces choses que les autres ne voyaient pas.

— Tu vois la magie ? intervint Massoud. Trop cool !

— Ce n’est pas cool, le corrigea Haroun. Tu as toujours vu ça ?

— Non, c’est nouveau.

L’ainé baissa les yeux et sembla se perdre dans ses pensées. Sa mine concernée m’inquiéta.

— Elle devrait peut-être aller voir un mage si elle a des pouvoirs spéciaux, non ? proposa Massoud.

— Non, répliqua brusquement Haroun avant de reprendre d’une voix plus calme. Non, il vaut mieux qu’elle garde ça pour elle.

— Pourquoi ça ? s’étonna Massoud

— Une fille, ça fait pas de magie, cracha Zodias.

Vexée, je levai un menton fier.

— Et pourquoi donc ? demandai-je. Tu as peur qu’une fille soit plus forte que toi ?

Je sentis la colère monter et mordis ostensiblement dans le reste de mon pain en grognant.

Haroun posa ses mains sur mes épaules et me fixa sérieusement. Je savais par avance que je n’allais pas aimer la suite, déjà le vent grondait entre mes oreilles.

— Lourhnin, écoute-moi bien. Tu ne dois jamais dire à qui que ce soit ce que tu vois. Et jamais tu ne devras faire de magie. Si tu te faisais surprendre, tu te ferais aussitôt enlever, tu comprends ?

— Arrêtez de me dire ce que je dois faire ! hurlai-je en me dégageant.

Une puissante bourrasque venue de nulle part le bouscula sur plusieurs pas en soulevant un énorme nuage de poussière, les deux frères poussèrent des cris de surprise et jurèrent en reculant.

— Ça recommence, soufflai-je.

Paniquée à cette idée, je bondis sur mes pieds et quittai en courant notre abri.

    Encore amoindrie, je ne manquais pas de m’épuiser après seulement quelques mètres et me réfugiai à l’abri d’un autre rocher dans l’espoir d’échapper à leur colère. La tête cachée derrière mes genoux, je ruminais les sombres pensées que ma peur éveillait. Des démons me suivaient et me jouaient de mauvais tours, je ne voyais pas d’autres explications. Les garçons allaient m’abandonner eux aussi, j’en étais certaine. Je portais malheur, c’était la meilleure décision à prendre pour eux. Il aurait mieux fait de me laisser mourir sous le soleil au lieu de me laisser seule à nouveau.

    Quelqu’un approchait. Je reconnus l’aura brillante de Haroun sans même ouvrir les yeux. Je craignais d’entendre les réprimandes qu’il ne manquerait pas de m’asséner, j’annonçai aussitôt :

— Va-t’en. Je m’en irai loin, ne t’inquiète pas. Je dois juste reprendre mon souffle.

— Tu as donc si peu d’estime pour tes sauveurs ?

Sa voix ne portait pourtant aucun reproche, il était toujours aussi calme. Il s’assit à côté de moi et ne dit rien pendant de longues minutes. Je n’osais quitter l’abri de mes bras, même pour jeter un œil sur lui.

Massoud nous rejoint.

— Lou…

Il se tut et vint s’asseoir de l’autre côté. Je commençais à trouver ça vraiment bizarre. À quoi jouaient-ils tous les deux ? Qu’attendaient-ils ? Ne pouvant plus tenir, je leur demandai.

— Pourquoi vous faites ça ? lâchai-je froidement.

— Parce qu’on ne peut pas compter sur les adultes, il faut donc qu’on se serre les coudes.

— Vous me connaissez à peine et je n’apporte que le malheur autour de moi. Je… je vous remercie de m’avoir aidé, mais vous feriez mieux de me partir maintenant, vous l’avez bien vu.

Zodias se tenait à bonne distance. Nul besoin de relever la tête pour savoir qu’il n’était pas d’humeur patiente, ses soupirs excédés parlaient pour lui.

— J’crois qu’on devrait l’écouter, acquiesça-t-il. Laissons-là se débrouiller toute seule.

Je serrai un peu plus mes genoux. Le dire était une chose, l’entendre de la bouche d’un autre était bien plus douloureux.

— On n’abandonne personne, répondit sèchement Haroun.

— Tu n’es pas le seul à décider, Haroun.

— Toi non plus ! répliqua Massoud en posant une main sur mon épaule. Elle reste avec nous.

Surprise, je levais la tête, mais n’osai toujours pas les regarder dans les yeux.

— Tu vois, elle nous apporte déjà des ennuis, continua Zodias avec mépris.

Massoud ne se laissa pas démonter et pressa un peu plus mon épaule, il semblait vouloir me rassurer.

— Parce qu’on n’en a pas apporté avec nous, peut-être ? Haroun aurait eu la vie plus facile sans nous, mais il ne nous a pas abandonnés, lui. On était seul, tout comme elle. Tu lui souhaites vraiment de finir comme ça ?

— Aucune chance, c’est une fille. Elle se fera ramasser en moins de deux. Nourrie et logée. Y’a pire.

— Ah ouais ? Et contre quoi ? Je suis p’t’être qu’un gosse, mais je sais très bien ce qu’il arrive aux filles sans famille. Et toi aussi.

Je n’avais jamais réfléchi juste là, mais à présent la perspective de me retrouver livrée à moi-même s’avéra plus effrayante encore. C’était trop dur à entendre, je plaquai en vain mes mains contre les oreilles.

— Arrêtez tous les deux, tonna Haroun. Vous n’avez aucune idée de ce qui l’attend. (Il poussa un long soupir et parla plus posément.) Zodias, j’aide ceux qui en ont besoin. Si ça ne te plait pas, tu es libre de partir. Ce n’est pas ce que je souhaite, mais tu sais te débrouiller, pas elle.

    Zodias claqua la langue avec frustration.

— Dans ce cas, qu’elle nous explique ce qui vient de se passer. On a partagé notre eau et notre pain, elle peut au moins nous le dire. Surtout après ce qu’elle t’a fait Haroun.

— Je ne sais ce qui se passe, ça arrive, c’est tout, gémis-je.

Haroun posa doucement une main dans mon dos.

— J’étais sérieux tout à l’heure, tu vas devoir apprendre à cacher ça et il n’y a qu’un moyen. On va t’aider à y voir plus clair, Lourhnin.

Haroun se pencha vers moi pour accrocher mon regard. Je rougis de honte et tournai la tête.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu veux à tout prix m’aider.

— Parce qu’on est pareil. À moi aussi on a dit que je portais malheur, mais j’ai appris que c’était faux. C’est pareil pour toi.

— Ça m’étonnerait, marmonnai-je.

Aucune chance que leur vie ait basculé en un instant au point de se retrouver sans parents et sans maison.

— On a arrêté ma mère parce qu’elle pratiquait la magie en secret, pour aider les autres femmes de mon village. C’est l’une d’elles qui la trahit. Et comme mon père ne savait si elle faisait ça avant ma naissance, il m’a mis dehors, juste au cas où. Puis mon vieux a dit à tous ceux qui voulaient l’entendre que j’avais du mauvais sang, personne ne voulait me donner de travail et j’ai dû voler pour survivre. Et j’ai cru que c’était ma faute, trop longtemps, jusqu’à comprendre que c’était encore un de leur mensonge.

    Je saisissais mieux sa réaction quant à ces étranges phénomènes qui m’entouraient. Néanmoins, ce n’était rien comparé à ce que j’avais vécu. Même si la dernière chose que j’avais dite à mon père était que je le détestais, je n’en pensais pas un mot. Ma mère et lui me manquaient terriblement.

A.K.