Le Cinquième Dieu - Extrait du Chapitre 2

    “Le consensus actuel admet deux vérités. Tout d’abord, les quatre forces magiques fondamentales, Ar, Sil, No et El sont distinctes et interagissent selon le modèle combinatoire. Ensuite, tout n’est qu’échange et accumulation comme décrits dans la loi de conservation. Si, par notre expérience, nous sommes capables de transgresser l’une de ces deux vérités, cela démontrera l’importance, voire la nécessité, d’explorer des alternatives aux théories traditionnelles.”

— Extraits du journal de bord du laboratoire de Jena de Nev

    J’ajustai d’un demi-point le calibrage du condensateur. Nous avions joué cette expérience une dizaine de fois, nous connaissions déjà les résultats, mais tout devait être parfait.

— C’est prêt de mon côté, annonça Corvin.

— Commençons le protocole.

Je reculai de plusieurs pas pour franchir le cercle peint en rouge sur le sol de mon laboratoire. Mon associé s’en assura avant de retourner le sablier.

Pendant la longue minute qui suivit, aucun de nous ne dit mot. C’était devenu une habitude, presque un rituel avant chacune de nos expériences. Durant ce temps suspendu, nous ne pouvions rien faire d’autre qu’attendre. Les cristaux s’allumèrent les uns après les autres, puis le dernier grain s’écoula.

Mon associé leva sa main tachée par les années et entama une incantation. Je repoussais spontanément mes boucles rousses derrière les oreilles pour occuper mes doigts impatients. Malgré l’habitude, j’avais toujours ce pincement au cœur quand j’étais contrainte à demeurer en retrait.

— Ça démarre, annonça le vieux mage.

Les capteurs s’activèrent. Les aiguilles sautillèrent. Le papier entama sa course. J’oubliai sur-le-champ ma frustration et tendis le cou. Corvin notait scrupuleusement l’évolution des autres appareils. Il souriait. Ce simple fait m’emplit d’excitation, car mon associé n’était pas quelqu’un d’expressif.

— On tient vraiment quelque chose, marmonna-t-il.

    Une sonnerie retentit. Je franchis le cercle autour de l’expérience. Aussitôt, les aiguilles se figèrent, les cristaux s’éteignirent et le défilement du papier s’arrêta net. Dans ce monde régi par la magie, j’en étais la négation, elle s’endormait dans mon entourage. C’était une constante fâcheuse, une étrange capacité dont je devais m’accommoder, celle qui m’avait valu de grandir à l’Académie. Mais il m’en fallait plus pour me décourager.

— Alors, Corvin ? demandais-je, fébrile.

Je déchirai le papier et l’étalai sur le large de notre laboratoire. Mon associé s’approcha.

— On est dans les normes prévues. L’analyse le confirmera, j’en suis sûr, commenta-t-il.

— Oui, j’en ai l’impression. Mais je vais quand même procéder à l’analyse tout de suite. Je ne veux pas qu’on se plante devant tout le consortium.

Je tendis la main pour qu’il me remette ses notes.

— Je vais le faire, Jena. Va prendre l’air. (Je me redressai pour protester.) Mais tu auras les résultats ce soir sur ton bureau, tu pourras les lire et les relire à loisir avant la présentation. Car je compte bien ne pas prononcer un mot et te laisser toute la gloire.

Corvin avait bien le double de mon âge. Ces cheveux étaient parsemés de fils d’argent et les rides profondes sur son front le rendaient plus sévère qu’il ne l’était. Je me renfrognai comme une adolescente malgré mes trente ans bien tassés.

— Bien, admis-je à contrecœur. Mais si je vois une seule erreur, je recommence l’analyse moi-même.

Il quitta son air autoritaire pour arborer le port fier des mages.

— Je n’ai peut-être pas ton génie, mais je manie la machine à calculer depuis plus longtemps que toi, jeune fille.

Je me détendis et lui assénai une tape amicale sur l’épaule.

— Plus si jeune.

    Le soleil dominait le ciel de Nev. L’été s’était installé et l’on flânait sur les bancs pour le déjeuner. La main en visière pour me protéger de la lumière aveuglante, je me glissai dans le flot grouillant qui remplissait les allées de l’Académie. Mon chez-moi.

Les étudiants les plus jeunes échangeaient avec énergie, impatients de retrouver leur famille pendant les vacances qui se profilaient. Un groupe particulièrement bruyant portait l’uniforme du département de pyromancie. L’un d’eux me pointa du doigt pour attirer l’attention de ses camarades. Je leur lançai un regard sévère et ils s’enfuirent en courant. Cette astuce ne fonctionnait que sur les premières années, mais c’était un des avantages dont je jouissais depuis que j’étais devenu professeure.

    Une bonne odeur de cuisine au beurre émanait de la cafétéria toute proche. Je contournai l’entrée principale où s’entassaient les élèves affamés pour rejoindre le réfectoire réservé aux titulaires. Mon amie Serena me fit de grands signes depuis le fond de la salle.

— Bonjour, Jena ! Oh, tu as une mine affreuse !

Je posai mon plateau chargé de légumes gras et m’assis face à elle.

— Bonjour. Et merci du compliment.

Elle appuya vivement sa main sur la mienne. Ses bracelets bon marché tintèrent contre la table.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Enfin, si. Mais je m’inquiète réellement pour toi.

Je souris à sa moue faussement honteuse. Séréna était la seule personne à qui je n’arrivais jamais à en vouloir. Peut-être parce qu’elle ne m’avait pas laissé le choix d’être son amie durant notre adolescence.

— Je sais où sont mes limites.

— Oh, oui, tu prends même un repas à une heure décente, se moqua-t-elle. À moins que ce soit Corvin qui t’ait obligé à quitter le labo ?

Ces deux-là faisaient la paire. À croire qu’ils se concertaient pour me mener la vie dure. Serena mordit sa lèvre pour contenir son amusement. Contrariée, j’entamai mon assiette de légumes en silence puis relevai la tête après une première bouchée.

— C’est faux. Il m’a demandé d’aller prendre l’air. On aurait tout aussi bien pu ouvrir la fenêtre.

— Tu pars demain pour une autre sphère ! Tu dois te reposer. Et je sais que tu n’as pas dormi la nuit dernière.

— C’est également faux.

Serena me fit les gros yeux.

— Ah ? Et combien de temps alors ? Nos chambres sont contiguës, Jen. Je t’ai entendu toute la nuit réciter ta présentation et lire en boucle des centaines de chiffres. Je suis certaine de connaître ton texte presque aussi bien que toi.

Je baissai la tête. Je n’avais pas envisagé que ma préparation pouvait l’avoir dérangée. Pourtant, comment dormir alors que le grand jour approchait à grands pas ? J’avais été choisi pour représenter l’Académie de Nev au Grand Consortium Scientifique Protectoral. De plus, j’allais rejouer mon expérience dans les conditions particulières de la traversée d’un portail. Si je ne voulais pas alimenter les préjugés sur les humains et ruiner ma carrière, je n’avais pas le droit à l’erreur. La perfection était la seule option possible.

— Je suis désolée, Serena. Tu auras bientôt un peu de répit.

Elle secoua la tête avec un sourire, sans aucune trace de rancune dans son regard.

— Tu ne changeras jamais.

    Des professeurs et des mages emplirent à leur tour le réfectoire. Corvin comptait parmi les mages les plus modestes que j’avais pu rencontrer. Ceux qui se massaient près des cuisines portaient de grandes capes décorées d’anciennes runes ou des couleurs criardes de leur domaine d’expertise. Les femmes étaient rares, comme dans toute position octroyant du pouvoir.

Pour ma part, je n’avais pas eu le choix de me mêler aux hommes depuis mon enfance et je crois bien avoir mis longtemps à comprendre que je n’étais pas l’un d’eux. Cette candeur m’avait sûrement valu d’aller aussi loin malgré les obstacles.

Demain, j’embarquerais dans une navette, je traverserais un portail et je procéderais à la première itération de mon expérience dans les conditions d’un voyage intersphere. Si les résultats concordaient avec mes prévisions, les conséquences pourraient remettre en cause le modèle standard.

— Tu as quand même une sacrée chance.

Je sursautai à la voix de Serena.

— De quoi tu parles ?

— Ton projet a été choisi pour le consortium et tu vas aller sur Maérïan.

— Ce n’est pas de la chance, j’ai travaillé dur pour ça. J’ai fait mes preuves.

— Je le sais. Et plus que moi. Mais imagine ! Tu vas surtout voir des hégols, plein d’hégols !

Elle frissonna d’excitation. Son attirance pour eux me dépassait. Certes, ils nous avaient ouvert les yeux sur la complexité de l’Univers et la quantité incroyable de sphères habitées, mais ce n’était pas par bonté d’âme.

— Si je me fie à l’Observateur Devadas, un hégol n’a rien d’exceptionnel, affirmais-je d’un ton neutre. Ils sont peut-être grands, avec des oreilles pointues et des traits étranges. Mais à part ça, ils sont aussi faillibles que nous.

Les yeux de Serena s’arrondirent comme si j’avais invoqué le Cinquième en personne.

— Mais tu ne peux pas dire ça, chuchota-t-elle en vérifiant que personne ne m’avait entendu. Tu représenteras les humains d’Orianesse demain, ne l’oublies pas s’il te plait !

Certains considéraient les hégols comme une espèce intelligente à part, quasi divine. C’était le résultat de siècles de propagande par le Protectorat. En être témoin dans le lieu même du Savoir était navrant.

— Ne t’inquiète pas, je saurais me tenir et je ne froisserai personne. Mais pardonne-moi de ne pas partager ta fascination pour le soi-disant peuple élu. Aux dernières nouvelles, le Protectorat ne nous oblige pas à les vénérer.

    Ma seule religion était la science, la recherche de vérité, l’unique vertu recevable à mes yeux. J’avais lu par curiosité le livre sacré des hégols. J’étais remonté jusqu’aux plus anciens auteurs avérés. J’avais même comparé les sources pour y dénicher les faits authentiques. Néanmoins, je demeurai incapable de saisir comment il était possible d’y accorder le moindre crédit et d’avoir la foi. Ce concept m’était aussi inaccessible que la pratique de la magie.

— Permets-moi d’en douter, Jen. Dès qu’il s’agit de travail, tu es surtout impulsive et sans tact, c’est ça qui m’inquiète. Tu oublies toute convention sociale quand tu es la professeure Jena.

J’ouvris la bouche pour protester, puis me ravisai. Elle n’avait pas tort.

— Corvin sera là si nécessaire, rappelai-je.

Serena se pinça les lèvres.

— Promets-moi d’être prudente tout de même, d’accord ? capitula-t-elle.

— Je suis toujours prudente.

Son regard s’arrêta sur l’horloge accrochée au mur. Elle sursauta.

— Zut ! Je vais être en retard. Caiside doit déjà m’attendre.

— Je croyais que tu ne travaillais pas cet après-midi.

— Oh. Ce n’est pas pour le travail, répondit-elle avec malice.

Je levai les yeux au ciel. Son idylle avec le mage Caiside, son directeur de recherche, frisait l’absurde. Elle arrangea ses cheveux et me sourit.

— Comment tu me trouves ?

— Comme tous les jours ?

Elle tira sa langue avec espièglerie.

— Tu dis ça parce que tu es jalouse. Et puis je sens que c’est la bonne. Il est à deux doigts de me faire sa demande.

Autant de naïveté chez une assistante de laboratoire m’impressionnait. J’avais abandonné depuis longtemps l’idée de briser ses illusions sur l’amour, elle y croyait trop fort. À l’inverse, j’étais à mille lieues d’envisager la moindre relation romantique. Je n’avais pas besoin de cet espoir vain pour me sentir complète.

— Tant que ça te convient, dis-je malgré tout.

Son visage s’illumina et mon propre sourire se fit plus sincère. Après tout, son bonheur était plus important que mes convictions. Et si ce mage lui faisait du mal, j’étais prête à m’occuper personnellement de son cas.

    Mes pas me menèrent jusqu’au bureau du directeur Eogan. J’espérais que sa présence apaiserait mon esprit lancé à pleine vitesse. L’observateur Devadas s’entretenait avec lui. C’était en quelque sorte l’ambassadeur de la Grande Académie de Yankasha et le premier interlocuteur du Protectorat concernant les affaires d’Orianesse.

L’hégol saisit l’opportunité de me rappeler une nouvelle fois ma place dans la hiérarchie du Protectorat, c’est-à-dire tout en bas de l’échelle. Il me considéra avec dédain. Sa peau fine et ses traits anguleux lui donnaient l’air d’un rapace jugeant de la qualité de sa prochaine proie.

— Vous avez conscience de la difficulté que cause votre transport, professeure ? La Grande Académie a affrété un vaisseau extrêmement coûteux.

— Bien que je n’ai pas choisi ma condition, j’ai effectivement conscience de l’honneur qui m’est fait.

Ma réponse fit frémir ses narines.

— Ce ne sont pas seulement les recherches de votre laboratoire que vous représentez, mais aussi votre Académie. J’oserai même dire l’espèce humaine tout entière.

Le directeur Eogan s’éclaircit la voix.

— La professeure Jena sait tout cela, observateur. J’ai toute confiance en elle et en son associé.

— Le contraire m’aurait étonné, marmonna Devadas.

    L’observateur n’était pas dupe de l’affection toute paternelle du directeur et ne manquait jamais de le relever. Après tout, Eogan m’avait quasiment élevé au milieu des professeurs et des chercheurs depuis ma tendre enfance. Grâce à son soutien, j’avais construit l’avenir dont je rêvais.

— Observateur, l’interpellai-je sèchement. Corrigez-moi si je me trompe, mais Corvin et moi avons été choisis par le bureau de la Grande Académie pour la qualité et la pertinence de nos travaux. Vous avez vous-même été témoin de notre rigueur.

Il baissa son menton pointu.

— En effet. Je ne peux pas le nier.

Il rabattit sa capuche sur sa tête, cachant ses oreilles allongées.

— Et j’espère que vous appliquerez la même rigueur à respecter le protocole, conclut-il avant de partir.

Si tous les hégols étaient aussi pédants et prétentieux que celui-là, ils avaient raison de s’inquiéter. Je n’avais pas l’intention de courber l’échine alors que j’avais largement mérité ma place.

    Le sourire diplomatique du directeur se fit plus naturel. Il s’appuya sur le dossier de son siège et me considéra avec douceur.

— Tu ne te lasses pas de taquiner l’observateur ?

— Je n’ai fait qu’énoncer des faits, répliquai-je très sérieusement.

Son visage s’assombrit en prenant une teinte concernée.

— Ne me dis pas que tu as encore passé la nuit à travailler ?

Je me laissai tomber dans le canapé près de la fenêtre.

— Je n’arrivais pas à dormir, alors autant être productive, me renfrognai-je.

— Tu sais bien que tu dois être en pleine forme demain. Tu t’es préparée toute ta vie pour ce jour.

— Justement ! Une seule hésitation et cette chance me filera entre les doigts.

Il secoua la tête puis ouvrit un tiroir de son bureau. Quand il se leva, il tenait un paquet entre ses mains.

— Qu’est-ce que c’est ? demandais-je.

Eogan me rejoignit sur le canapé puis me tendit le mystérieux paquet.

— Un cadeau pour ma grande fille.

Je haussai un sourcil soupçonneux puis soulevai le couvercle. À l’intérieur, une belle étoffe d’un vert sombre et profond. Je sortis le vêtement, une veste longue et fluide, à la manière des hégols. Mes doigts ne purent s’empêcher de glisser sur le col brodé de fines perles.

— Juste ce qu’il faut pour être prise au sérieux par les gens de Yankasha.

Le directeur n’était pas mon véritable père. Pourtant, je l’aimais comme s’il l’était. J’aurais voulu lui dire, mais jamais je ne pourrais me résoudre à l’appeler ainsi. Mes parents biologiques avaient dénaturé ce mot en se débarrassant de moi à la première occasion.

— Merci, Eogan.

Il passa son bras sur mon épaule et la caressa du pouce.

— Je sais que tu seras parfaite. Tu vas briller par ton intelligence et leur montrer de quoi tu es capable.

Il déposa un baiser sur mes cheveux.

— Rentre te reposer. Demain sera vite là.

    Ma chambre se situait au bout de l’aile des résidents titulaires, à l’opposé des logements occupés par les mages et les invités. C’était une large pièce remplie de livres et de rapports d’expériences. Mais contrairement à toutes les autres, elle était équipée d’une lampe à huile, d’un petit poêle à bois et d’une horloge mécanique. Ces objets se rencontraient plus couramment dans les campagnes reculées qu’à l’épicentre de la culture magique de la sphère Orianesse.

Mon singe en peluche trônait fièrement sur le rebord de ma fenêtre. C’était le seul véritable jouet à avoir partagé mon enfance. J’en avais tant pris soin qu’il semblait n’avoir qu’un an ou deux. Un bref sourire étira un coin de ma bouche avant de s’effacer aussi vite. Je me jetai sans grâce sur mon lit, retirai mes chaussures d’un coup sur les talons et fixai les formes familières sur les lames du plafond.

    Dormir était compliqué. L’épuisement physique et le matelas moelleux ne pouvaient rien contre la nervosité qui maintenait mon cerveau dans un état d’excitation permanent. Ce n’était pas seulement un voyage, c’était un tournant de ma carrière. J’avais la chance de présenter mes travaux devant les meilleurs scientifiques à la Grande Académie de Yankasha, celle qui avait révélé les plus grands génies de tous les temps. Tout ça, en étant humaine. Et une femme. La première femme humaine à se tenir sur la scène du Consortium. Ce simple fait m’emplissait d’une fierté immense dont j’eus presque honte.

Je me frottai les yeux. Si seulement je n’étais pas si étrange, j’aurais pu faire tellement plus. Cette pénible condition compliquait chaque aspect de ma vie. J’évitais d’y penser, mais j’avais peur de tout gâcher à cause d’elle. Une erreur et c’était la catastrophe, l’humiliation.

A.K.